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  • Lettre ouverte à Joseph

    Juste au moment où je m’apprête à t’écrire, j’apprends qu’on est en train de détruire ton tombeau à Naplouse. Tu comprends que je ne peux pas t’écrire froidement, comme si rien ne s’était passé. Quelles que soient les raisons de cette flambée de colère (je suis porté à croire qu’elle est justifiée, parce que ce tombeau est un symbole des implantations de colonies juives en terre palestinienne), détruire un tombeau n’a aucun sens, pas plus qu’une mosquée ou une église. Arrêtera-t-on un jour de se haïr et de se tuer au nom d’Allah, de Yahwé, de Jésus Christ, au nom d’une terre, prétendument promise mais qui n’appartient à personne, pas plus en Palestine qu’en France, en Irlande, en Espagne, en Afrique ou ailleurs. ? Des gens que tu n’as pas pu connaître puisque ce sont des Indiens d’Amérique disent : « Nous ne recevons pas la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants. » Chacun est appelé à y vivre en frère. Comprendra-t-on un jour que, individus ou peuples, nous n’en sommes que les locataires passagers ?

    Tes frères veulent te faire disparaître

    La privation de liberté, l’exil, toi, tu connais ! Il faut dire que ton père Jacob et toi, vous l’avez bien cherché. Vous avez tout fait pour exciter la jalousie de tes frères. Tu es le fils de Rachel, la préférée (Gn [Genèse] 30, 22-24). Cette tunique princière que te donne ton père (Gn, 37, 3-4) va te coûter cher. Ruben, Juda, Azer , Zabulon et les autres vont te prendre en grippe. Et pourquoi aussi leur raconter des songes annonçant ton avenir, des histoires de gerbes ou d’étoiles qui se prosternent devant toi ? (Gn 37, 5-11). Rien d’étonnant que, à la première occasion, Ils te jouent un mauvais tour. Ton père (Gn 37, 14) t’envoie vers eux vêtu de la fameuse tunique. Ils te voient arriver et décident de te tuer (Gn 37, 20). Après des péripéties un peu embrouillées (on a l’impression que deux récits se mêlent), ils finissent par te vendre à des marchands qui t’embarquent en direction de l’Egypte, où tu es de nouveau vendu à Potiphar, grand sommelier du Pharaon (Gn 37,36).

    Une sombre histoire d’inceste (Ch. 38)

    Ceux qui ont raconté ton histoire ont dû s’embrouiller un peu. Que vient faire ici le récit des embrouilles familiales de ton frère aîné Juda ? Cependant, il doit bien avoir une raison. Le point commun entre ce qui précède (ta tunique tachée de sang qui trompe ton père) et ce qui suit (le manteau que tu vas laisser dans les mains de la femme de ton maître), ne serait-ce pas aussi une histoire de vêtement ? En effet, Tamar se déguise en prostituée pour tromper son beau-père Juda et l’amener à faire le vérité. La leçon lui servira dans la suite de l’histoire, de ton histoire.

    Une femme veut te séduire… en vain !

    Mes reprenons la fil de tes aventures. Voilà que la partie, très mal engagée, tourne en ta faveur. Tu attires la bénédiction de Dieu (Gn 39, 1-6) sur ton maître (c’est ainsi que les gens de ce temps-là interprétaient la réussite économique) qui t’établit sur tous ses biens. Beau jeune homme, tu attires le regard de la femme de Potiphar (Gn 39, 6-20) qui te fait des avances ; tu la repousses plusieurs fois et finalement tu t’échappes en laissant ton vêtement entre ses mains. Furieuse, elle t’accuse d’inconduite à son égard, et te fait jeter en prison.

    Encore des songes…

    Tu es un séducteur né, puisque, en prison même, tu t’attires les faveurs des responsables (Gn 39, 23). Qui plus est, toi dont les songes t’ont attiré tant d’ennuis, te voilà devenu interprète de songes. Gn 40, 5-23. Au fait, les songes, pour les auteurs de la Bible, ne serait-ce pas une manière de dire que Dieu « songe » à nous, qu’il a un projet pour nous, libre à nous d’entrer dans ce projet ou de le refuser ?

    Tu expliques les songes de Pharaon… et tu deviens Premier Ministre !

    Et voilà que Pharaon lui-même se met à avoir des songes, une histoire de sept « vaches grasses » sortant du Nil dévorées par sept « vaches maigres » (c’est resté dans notre langage) et de sept épis gras mangés par sept épis maigres (Gn 41, 1-7). On te fait sortir de ta prison pour que tu interprètes ces songes. Tu annonces sept années d’abondance et sept années de disettes… et c’est urgent de prendre des mesures (deux songes coup sur coup !). Qui peut les prendre, sinon toi : te voilà investi premier ministre (Gn 41, 1-7) et tout se passe comme tu as prévu. Tu fais constituer des réserves (Gn 41, 47-49) et le pays est prêt pour affronter la pénurie.

    Sans leur dire, tu reconnais tes frères

    Mais la famine touche aussi les pays des environs. Jacob resté en Canaan apprend l’existence de ces réserves en Egypte (Gn 42, 1-2). Il envoie tes frères quémander du grain. Tu les reconnais (Gn 42, 8-9) mais tu fais semblant de les prendre pour des espions. Tu exiges que le plus jeune frère, Benjamin (il est comme toi fils de Rachel), vienne en Egypte (Gn 42, 15-16), alors que l’un d’entre eux restera en otage. Tes frères prennent enfin conscience de la faute qu’ils ont commise à ton égard (Gn 42, 22). De retour en Canaan, ils racontent ce qui leur est arrivé et exposent tes exigences (Gn 42, 29-35). Ton père, la mort dans l’âme, finit par accepter, la famine se faisant de plus en plus pressante (43, 1-13).

    Tu mets tes frères à l’épreuve

    Ils reviennent en Egypte. A leur grande surprise, tu les accueilles par un banquet plantureux, tu leur demandes des nouvelles de leur père (43, 15-28). Cependant, l’auteur de tes aventures laisse transparaître ta sensibilité : il te montre à plusieurs reprises en train de pleurer en cachette (42, 24 – 43, 30). Mais tu veux que tes frères reconnaissent pleinement leur faute avant de leur révéler qui tu es. Sinon, il n’y a pas de pardon possible. C’est pourquoi tu les soumets à une dernière épreuve, apparemment la plus cruelle, puisque tu fais accuser de vol ton petit frère Benjamin, celui que Jacob, ton père, ne voulait pas laisser partir (Gn 44, 1-34).

    Les vraies retrouvailles

    Mais le plus important de ton histoire reste à venir. Au cœur de cette scène de retrouvailles un tantinet mélodramatique (Gn 45, 1-13), tu leur révèles le plan de Dieu et le sens profond de toutes ces aventures : « C’est Dieu qui m’a envoyé avant vous pour vous conserver la vie » (Gn 45, 5).C’est à croire que tout le récit de tes aventures est fait pour nous amener à ça … et préparer la suite racontée dans le livre de l’Exode ! D’ailleurs, Dieu lui-même demande à ton père de descendre en Egypte, lui prédisant qu’il y deviendrait une grande nation (Gn 46, 1-4)

    Tu retrouves ton vieux père

    Et, comme dans les meilleurs romans, tout est bien qui finit bien. Jacob retrouve son fils chéri (Gn 46, 28b-30). Tu installes ton père et tes frères dans des terres à pâturages (Gn 46, 31-34). Tu présentes ta famille à Pharaon qui les accueille à bras ouverts (Gn 47, 1-7) et s’entretient avec Jacob. Ah ! il a bien changé, ton vieux père ; ce n’est plus le jeune homme rusé et fringant que nous avons connu : il jette un regard bien pessimiste sur sa vie écoulée (Gn 47, 9).

    Un aspect moins sympathique de ton personnage

    Ote-moi d’un doute : une évocation de ton action en Egypte me trouble un peu. Toi si sympathique jusqu’à présent, tu te montres sous un jour, disons-le franchement, très désagréable (Gn, 47, 13-26) : un grand commis de l’Etat qui s’y entend fort bien, à l’occasion de la famine, pour dépouiller les Egyptiens de leur argent, de leurs troupeaux, de leurs terres et pour les rassembler dans les villes, sans doute pour mieux les contrôler. On se croirait au Brésil, avec la misère des paysans sans terre ! Tu sais te ménager les puissants en ne prenant pas la terre des prêtres (Gn 47, 22 et 26). Mais pourquoi donc la Bible a-t-elle gardé cet aspect négatif de ta vie ? Est-ce que ce ne serait pas pour dénoncer la trop grande soumission des prêtres à l’égard du pouvoir royal … à Jérusalem ? (voir la note i) de la TOB p.130)

    Une transition avec le livre de l’Exode

    Mais reprenons le cours de ton histoire. Jacob, avant de mourir, te fait jurer d’ensevelir ses ossements dans le tombeau de ses ancêtres au champ de Makpéla acheté par Abraham (Gn 47, 27-31). Ce qui est fait (Gn 50, 1-14)

    La réconciliation avec tes frères ne sera pleine et entière que lorsqu’ils t’auront demandé pardon (Gn 50, 15-17). Désormais, ils pourront vivre en paix avec toi au pays d’Egypte. Tu y mourras (Gn 50-26) et les Egyptiens finiront par t’oublier (Ex [Exode] 1, 8). Mais cela est une autre histoire, que j’évoquerai quand, dans quelque temps, j’écrirai à Moïse.