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  • Espace Saint-Hilaire – Centre théologique
    2019 – 2020. Niort
    Questionner la beauté

    Juin 2020
    - En guise de conclusion, par Jacques Bréchoire

    « C’est à la beauté de faire le bonheur du monde »
    (Rameau, Castor et Pollux, prologue scène 1).

    « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté.
    Toute la place est pour la beauté » (Rameau, Feuilles d’Hypnos)

    « En fait, le monde est beau »
    (Simone Weil, Commentaires pythagoriciens, Œuvres, Gallimard, p. 619)

    1 – Le transcendantal du beau : les points forts

    Arrivés au terme de notre parcours, sur ce sujet du transcendantal du Beau, nous pouvons tirer quelques conclusions, nous invitant du reste à mémoriser ces acquis et à les développer à l’infini ! A chacun de réfléchir aux points qu’il a retenus et qui l’ont marqué, qui peuvent être décisifs pour lui.

    1 –
    La réflexion que nous avons menée visait à comprendre la beauté comme transcendantal, c’est envisager l’expérience esthétique dans ses conditions de possibilité, de faisabilité, maximales. Le transcendantal en effet ne se contente pas de dire : « c’est beau ! », mais il dit pourquoi ce jugement peut être posé, quelles en sont les conditions. Ces conditions de possibilité sont doubles : conditions de possibilité pour le sujet qui a l’expérience et qui porte un jugement esthétique ; conditions de possibilité pour l’ « objet » même que l’on dit « beau ». L’objet pouvant être une œuvre artistique, un paysage, un beau corps…

    2 –
    Considérer la beauté comme un transcendantal, cela permet d’ouvrir l’expérience esthétique, au lieu de la retourner sur elle-même, en boucle. La beauté, si elle est le fait d’un sujet – indéniable, avec ses goûts, ses affects, son éducation – elle entre dans un immense champ d’influences. Evidemment faire de la beauté un transcendantal, c’est lui assurer l’ouverture maximale ! On ne peut guère faire mieux. Nous avons fait le choix de « prendre la beauté par le côté où elle est un appel à la transcendance » (Labourdette)

    3 –
    Concevoir le transcendantal dans cette deuxième figure – l’objectivité de ce qui est donné qui « s’impose » comme beau – permet de lui donner une ampleur nouvelle, qui ne se trouve pas dans le transcendantal kantien (qui s’occupe des conditions de possibilité dans la pensée, dans le sujet : chose tout à fait valable au demeurant). Avec le transcendantal « classique » (ancien et médiéval) on souligne davantage l’influence du réel qui est apte à être trouvé beau, qui est « aimable », désirable en lui-même ; un réel qui a une sorte de consonance avec l’esprit, le sujet qui pense, un réel qui semble « accordé » avec le sujet qui pense. Ce qui reste tout à fait mystérieux. L’expérience de la beauté n’est pas que subjective – mobilisant les capacités de jugement, de sensibilité du sujet -, mais ontologique. Elle donne accès à l’être même, et l’être même se donne à elle. Il y a une véritable transcendance de « ce qui est », « ce qui se donne » (les souliers de Van Gogh le temple grec…).
    On a souligné l’importance du matériau dans l’œuvre…

    4 –
    Ce qui fascine dans la beauté, c’est sa liberté et comment elle rend libre. Nous avons bien pris soin de distinguer les motivations utilitaires (moralisantes) de la beauté qui n’avait qu’elle-même comme motivation : l’établissement du royaume de la beauté. La rose est sans pourquoi « On ne peut rien contre une rose (Edmond Jabès).
    Cela suppose une grande exigence par rapport à soi-même, dans la mesure où on accueille la beauté pour elle-même et non pour soi (ou pour soi uniquement !) Quel détachement cela suppose, pour dire non à la « prise de la beauté. « Il y avait un homme qui, après avoir posé les yeux sur un corps d’une grande beauté, en adressa alors la louange à son Créateur, et après un coup d’œil, eut envie d’aimer Dieu et de pleurer à chaudes larmes » (Jean Climaque). « J’éprouve une certaine fascination pour le geste du peintre Mi Fou s’inclinant cérémonieusement devant une pierre… C’est là, simplement posé là, qui nous dépasse et que nous saluons. Nous, hôtes de passage, nous sommes là pour saluer… » (P-A Jourdan, Le bonjour et l’adieu, p. 112-113). « Conduisez-vous en hommes libres sur les chemins de la grâce, fascinés par la beauté » (St Bernard). « Aimes le plus digne d’amour en ce monde : le soi de l’autre Et quel accueil faire à la beauté. Tout simplement reconnais, recueille en ton cœur ce don très doux du ciel, puis laisse le tranquille, sauf à lui souhaiter de Dieu la beauté suprême, la grâce » (Hopkins, Poèmes). L’homme est un étranger pour l’aurore » (René Char). Détachement en raison de la transcendance de l’être beau (l’œuvre, le corps, la paysage…). En effet, Platon l’a écrit : « Le philosophe ne prend jamais les choses belles pour le Beau lui-même » (République, 476).

    5 –
    Envisager le beau comme transcendantal, comme nous l’avons fait, permet de respecter (religieusement !) l’illimité de la beauté, en ne la recourbant pas sur nous-mêmes. Cela veut dire qu’il ne faut pas entourer le champ esthétique de bornes, mais de respecter ses limites. Les bornes recourbent sur l’intérieur (les bornes ne doivent pas être franchies). Quant aux limites, on sait qu’elles existent (et il le faut), mais rien ne nous empêche d’imaginer l’au-delà des limites. Cette comparaison de Kant lui-même est très féconde (voir texte ci-dessous de Paul Gilbert).

    6 –
    La double transcendance du beau qui relève de l’épistémologie d’une part (condition de possibilité d’une connaissance) et de l’ontologie d’autre part (science de l’être), peut déboucher sur le divin, en raison du caractère « quasi divin », que procure l’expérience du beau. Augustin a bien parlé de cette accointance du beau avec Dieu lui-même, lui le Créateur de la beauté. Mais le transcendantal n’a pas accès à ce « royaume » immense, sacré, celui de la révélation. Il s’arrête là, mais non sans aller jusque là, non sans conduire au seuil du mystère de Dieu. C’est la célèbre démarche de Maurice Blondel.

    7–
    Des théologiens – donc nous sommes dans le domaine de la révélation et non de la philosophie transcendantale – sont même allés jusqu’à parler de la beauté de Dieu, et de faire de celle-ci un attribut majeur de Dieu lui-même. Lui-même pour cette raison donne à toutes les choses belles, quelque chose de ce qu’il est. Dieu est beau et créateur de toute beauté. Cela enrichit grandement notre religion, lui donnant une tonalité désirable, aimable, heureuse. Nous sommes grandement tributaires de Karl Barth et de U.v. Balthasar. Ce dernier repense toute la théologie chrétienne à la lumière de ce transcendantal du beau : œuvre novatrice et féconde. « La beauté est une des rares choses qui ne font pas douter de Dieu » (Becket ou l’honneur de Dieu)

    8 –
    Même si les choses belles ne peuvent être « captées » en vue de l’utilité, la beauté n’est pas sans conséquences sur la vie morale, la vie humaine. Elle ne relève pas uniquement des « esthètes ». Elle concerne toute personne et le tout de cette personne. François Cheng, dans les deux premières méditations de son ouvrage, voit l’enjeu humain (anthropologique et social) de la beauté : elle participe à une lutte sans merci contre le mal. Selon Cheng, il y a ou la beauté, ou la mal comme deux extrêmes. Ils sont aussi mystérieux, énigmatiques, l’un que l’autre. Il n’est pas facile d’en épuiser la compréhension. Les enjeux anthropologiques sont considérables. Il importe d’éveiller le sens de la beauté des choses, des êtres… de Dieu.

    9 –
    La présence de la laideur dans le monde, reste néanmoins une « écharde » dans la chair de la beauté (st-Paul). Cela amène à des réflexions essentielles, pour éviter la tentation de l’angélisme en matière esthétique. La beauté peut n’être pas aimée (voir Rimbaud à ses débuts). La question du mal est toujours là, à l’horizon de nos plus belles expériences et de nos plus belles théories ! Une réflexion sur la beauté ne doit pas évacuer les malheurs de la beauté, et la question du mal. L’expérience de la beauté se vit dans le monde, et non dans un vase clos, choyé, isolé des vicissitudes du monde.

    10 –
    Dans notre réflexion sur les transcendantaux, nous nous sommes aperçus que la beauté avait une sorte de privilège sur les deux autres transcendantaux (du moins dans la pensée plus récente). On lui reconnaît un rôle de synthèse dans l’expérience de l’esprit. Elle unifie, elle rend « intéressante » aussi bien la vérité que le bien. La voie du beau enrichit la voie du vrai et la voie du bien (kaloskagaton). La beauté empêche à la recherche de la vérité d’en rester au formalisme, à la logique abstraite. Elle empêche la recherche du bien d’être moralisatrice, austère, utilitariste, volontariste, ce qui est souvent le cas, hélas. Cela évite une vérité « triste », et une morale « triste ».

    « La transcendantalité de la beauté, considérée selon son écho dans la subjectivité, ajoute ainsi aux autres transcendantaux une vigueur de totalité dont ceux-ci ne jouissent pas par eux-mêmes : « Le vrai est la connaissance de l’être ; le bien en est l’attrait ; le beau en est la joie. Bon et vrai, l’être est beau, c’est-à-dire la joie et le bonheur de l’esprit » (A. Marc, cité p. 297). « L’unité des transcendantaux en tant qu’unité de la vérité et de la bonté, se donne à elle-même une expression particulière essentielle dans la beauté, que l’on doit traiter comme une propriété transcendantale de l’être » (Coreth, cité p. 297).

    « Cette antique tri-unité de la Vérité, du Bien et de la Beauté n’est pas simplement une formule caduque de parade, comme il nous avait semblé aux temps de notre présomptueuse jeunesse matérialiste. Si, comme le disaient les sages, les cimes de ces trois arbres se réunissent tandis que les pousses de la Vérité et du Bien, trop précoces et sans défenses, sont écrasées, déchirées et n’arrivent pas à maturation, il peut se faire que, étranges, imprévues, inattendues, les pousses de la Beauté pousseront et croîtront à la même place, et ce seront-elles, de cette manière, qui accompliront le travail pour toutes les trois » (Soljénitsine, « Discours pour le prix Nobel » Œuvres, t. IX, p. 9).

    « Ce qui est essentiel pour le moment, c’est que, sans la connaissance esthétique, ni la raison théorique, ni la raison pratique ne peuvent parvenir à se déployer complètement. S’il manque au verum la splendor, qui est pour saint Thomas la marque du beau, la connaissance de la vérité reste pragmatique aussi bien que formaliste : il ne s’agit en elle que de déterminer des faits et des lois exactes, les dernières lois de l’être ou de la pensée pouvant être des catégories et des idées. Et s’il manque au bonum cette voluptas qui est pour saint Augustin la marque de sa beauté, alors le rapport au bien lui aussi reste utilitaire aussi bien qu’hédoniste : il ne s’agit en lui que de la satisfaction d’un besoin par une valeur, par un bien… (Balthasar, Gloire, I, p. 127 – 128)

    12 –
    Le beau (kalon) est ce qui appelle (kaleo) » (Platon, le Cratyle 416 bd).Il semble dire : « Viens ! Viens voir ». Il est source de connaissance, de volonté. Il participe à l’origine de la philosophie (et de la vie !) qui est l’étonnement.

    « On a pu dire que l’origine de la philosophie, le principe qui engage et accompagne tout son déploiement, est l’étonnement. Mais ce qui scelle ce mouvement, ce qui le consacre ultimement et affermit son sens c’est l’admiration. Elle exerce une extase et remplit d’une plénitude inattendue. Elle réjouit l’esprit et l’exauce. Elle est aujourd’hui difficile, en nos temps de gloire tonitruante des sciences, de leurs images et de nos scepticismes. Nous voyons sans regarder, nous entendons sans écouter. Nous ne voyons même plus la splendeur de la lumière et la beauté des corps. Nous n’entendons même plus le murmure du vent et le cri de la souffrance. Nous nous sommes distraits de la réalité à force de nous préoccuper de nos projets et de manipuler nos chairs. L’asphyxie de nos jours suscite dans notre monde des désirs qui fleurtent avec l’aliénation, avec des expériences soi-disant extatiques mais qui, artificielles, manquent d’humanité et provoquent des effondrements spirituels ou humains. L’admiration est calme, plus austère sans doute que ces extases, moins agitée, mais responsable, unifiée intérieurement, et surtout modeste.
    Le mot l’indique : admirer c’est regarder vers, laisser ce qu’on voit guider le regard, sans jamais le pénétrer et d’approprier, sans jamais l’absorber. L’admiration est tension et attente, espérance, attention plus qu’intention. La réserve et la prudence envers soi-même lui sont essentielles. Elle constitue l’expérience métaphysique première, celle de l’alliance de l’esprit qui attend l’être dans l’étant et de l’être qui prévient l’esprit dans l’étant. L’admiration prend du temps, celui du risque d’être, lorsque nous faisons patiemment attention aux étants. Les distraits et les pressés ne comprennent jamais sa saveur métaphysique et ils vivront sans raison » (Paul Gilbert, La patience d’être, p. 301).

    Voir suite au § 3

    2 - Le transcendantal : points forts

    Transcendant « signifie ce qui nous pousse en haut (scendere),
    ou vers un autre lieu,
    au moyen d’un mouvement tendu (trans) vers une fin ultérieure,
    désirable mais absente pour le moment ou pour toujours.
    Cette fin détermine le désir en lui donnant une direction :
    le désir est en cela orienté « intentionnellement » (in-tendere : tendre vers) ;
    la fin du désir est donc transcendante… »
    (Pierre Gilbert, Introduction à la réflexion philosophique, Lessius, 2018, p. 19)

    Arrivant aussi au terme de notre réflexion de trois années sur les transcendantaux – le vrai, le beau, le bien -, nous saisissons mieux ce qu’est un transcendantal et comment il nous permet l’accès à l’invisible du visible, à l’au-delà du présent, qui sont présupposés comme fondements de notre expérience. Sans eux, nous n’aurions qu’une relation tronquée au réel de nos vies et du monde.

    Le mieux est de partir de la conception moderne du transcendantal, puisqu’il épouse notre propre culture, celle dans laquelle nous baignons. Et de voir comment la conception ancienne, classique, garde toute sa pertinence et critique la conception moderne en ce qu’elle a d’étroit. Mais nous conclurons que nous n’avons pas à rejeter le transcendantal moderne, celui de Kant.

    1 – Le projet de Kant

    Kant analyse les conditions du savoir, les structures a priori de la subjectivité. Il s’agit des « capacités structurelles du sujet rationnel » (Pierre Gibert, La patience de l’être. Métaphysique, Culture et vérité, 1996, p. 167), il s’agit des conditions de possibilité de toute affirmation, de tout savoir. Exemple : Dieu existe devient pour le transcendantal : quelles sont les conditions de possibilité qui font que je puisse affirmer : Dieu existe.

    Cette démarche transcendantal est tout à fait légitime, et elle marque particulièrement notre modernité  : on ne veut pas affirmer des choses sans une pleine possession de notre capacité de connaître ces choses. Il s’agit de probité. « Aucune objectivité du savoir ne peut être acceptée sans une critique de l’instrument qui nous permet de connaître » (Pierre Gilbert, Introduction à la réflexion philosophique, Lessius, 2018, p. 167).

    2 – Ses risques

    Mais en même temps, la démarche transcendantale kantienne a ses risques  : toute soucieuse de la qualité de connaissance des choses par un sujet, elle ne peut dire que la réalité connue se réduit à la connaissance que j’en ai. Nous serions là dans le pur subjectivisme (tout se réduit à l’appréhension du sujet connaissant, ou le pur idéalisme (tout se réduit aux idées que j’en ai).

    Pour parer à cette tentation de la démarche transcendantale, Pierre Gilbert cite Kant lui-même qui distingue limite et borne :

    « Des limites… supposent toujours un espace qui se trouve hors d’un lieu déterminé et l’entoure ; des bornes n’en ont nul besoin, car elles sont de simples négations qui affectent une quantité dans la mesure où elle n’a pas de complétude absolue » (Prolégomènes à une métaphysique future » (cité p. 167).

    Il faut donc distinguer :
    Les limites « délimitent, comme le font les frontières, mais on peut la franchir, il y a un au-delà du connu, mais auquel on n’a pas immédiatement accès, car c’est un domaine extérieur. Mais cela n’empêche pas qu’il soit bien réel ! On ne sait pas ce qu’il est d’une connaissance habituelle, mais on sait qu’il est, et surtout qu’il influence notre connaissance des choses, sans laquelle par exemple, il n’y aurait point de vérité, point de bien, point de beau. Ce type de connaissance est la métaphysique qui s’exerce par l’intellect (faculté de la connaissance des principes).

    Les bornes définissent un espace clos, auto-référé et délimite un espace intérieur. C’est ce que fait l’entendement ou la science (d’après Gilbert, p. 168). L’entendement et la science n’ont que faire, pour l’exercice de leur savoir, des transcendantaux. Leur champ d’application suffit.

    La connaissance ne peut être bornée aux phénomènes sensibles du monde clos (clos par les conditions transcendantales de la connaissance, ou par les règles des sciences). « Le savoir des conditions d’une vraie connaissance du sensible n’est pas un savoir du sensible, borné par le sensible. Le savoir qui conditionne la connaissance du sensible est un savoir de la pensée par elle-même, un savoir réflexif, né de la réflexion de la pensée sur son acte de connaître les conditions de connaissance sensible. La pensée ne rencontre pas ici des bornes, mais des limites. Elle sait ainsi qu’un domaine déborde ses limites, même si elle ne peut pas traverser ces frontières sans changer sa manière de cheminer » (p. 168). Il ne s’impose pas que la subjectivité se referme sur elle-même.

    Nous sommes alors dans le vaste domaine des transcendantaux : l’au-delà des limites humaines de connaissance ! Mais cet au-delà n’est pas pure imagination, faute de moyens d’appréhension, mais exercice rigoureux de l’intellect.

    3 – La conception classique

    Le champ propre du savoir transcendantal, est non pas ce qu’est une chose (son essence, connue par la science) ; mais qu’elle soit ! Qu’elle est ! (existence connue par la métaphysique).

    « La réflexion sur les transcendantaux exige en fait d’aller d’emblée au-delà du savoir formel, de se laisser surprendre par l’étant qui est, par l’existant » (171-172). Le transcendantal se rapporte à l’étant en tant qu’il est.
    « Ce qu’il y a de plus important et de premier dans ce qui est, c’est le fait qu’il soit. Si l’on nomme être tout ce qui est, c’est que, s’il n’était pas, il ne saurait être quoi que ce soit d’autre » (Gilson, cité p. 172).

    En quoi consiste cet acte d’être ? Comme tout être en acte, cela signifie que l’être se donne, apparaît… « L’être est de par sa nature capable de communication, de don et de correspondance » (Elders cité p. 172). L’acte d’être ne connaît pas des modes divers, mais des moments différents qui rythment son don.

    Les transcendantaux articulent cette donation et cette correspondance » (p. 172). Ils sont amenés à distinguer et unir deux champs du réel, ces deux champs étant nommés différemment, mais revenant toujours à la même distinction et articulation : Plotin invente la distinction de l’être et de l’étant ; Avicenne, distingue l’essence et l’existence, ce qui sera repris par St-Thomas. « Nous soutenons que les transcendantaux reçoivent leur fécondité de la distinction thomiste de l’exister et de l’essence, de l’esse et de l’ens » (Gilbert, p. 173).

    4 – Transcendantal classique et transcendantal kantien

    Les deux ne sont pas incompatibles : ils ont à être réunis, moyennant bien sûr des réaménagements.

    - Il ne s’agit pas de rejeter le transcendantal kantien qui se soucie des conditions de connaissance du sujet connaissant. Le transcendantal kantien est pertinent quand on lui donne comme rôle de connaître les conditions de possibilité de toute connaissance d’objets par un sujet.

    « J’appelle transcendantale toute connaissance qui s’occupe en général non pas tant d’objets que de notre mode de connaissance des objets en tant qu’il est possible en général » (cité p. 179).

    « Cette manière d’entendre le mot transcendantal épouse la mentalité de la pensée moderne. Avant de pouvoir être sûr de connaître quelque chose, il faut savoir dans quelles limites fonctionne correctement notre entendement. Connaître ses limites, ce n’est certes pas connaître quelque chose, mais au moins connaître qu’on ne peut pas tout connaître, et donc qu’on peut connaître à certaines conditions  » (p. 179).

    - Mais il faut pousser plus loin la démarche kantienne, ce que firent Plotin, Avicenne, St-Thomas et tant d’autres, dans la période pré-moderne. La modernité gagne à ne pas se couper de cet héritage antique et médiéval.

    L’enjeu est de taille : il s’agit de ne pas s’enfermer dans l’acte subjectif de connaissance (épistémologie), mais de découvrir comment l’être se donne à connaître au sujet. Il y a une donation primordiale de l’être, et précisément de son « acte d’être ». Il est, Il y a ! Il s’agit de garder le projet kantien avec son exigence critique, mais en ne le restreignant pas à l’épistémologie.

    Or ce que défend la philosophie ancienne, c’est que «  les choses sont de telle nature qu’elles ont une convenance avec l’esprit humain ; l’esprit pour sa part est ordonné aux choses  ; les choses ne sont pas opaques, dénuées de sens, neutres, mauvaises ou hostiles, mais riches en contenu, accessibles, bonnes et accueillantes » (J. Elders, La métaphysique de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1994, p. 75).

    C’est cette « connivence  », cet « apparentement  » entre la réalité et l’esprit humain qui fait qu’il y a connaissance possible de cette réalité, amour possible, appréciation possible (le bien). Il n’y a pas cette rupture entre l’esprit qui aurait le pouvoir de connaître, d’aimer, de vouloir, et la réalité à connaître, à aimer, à vouloir. S’il y a du transcendantal dans l’esprit - indéniable, et Kant a raison -, rien n’empêche, sinon par une pétition de principe, qu’il y en ait dans la réalité.

    « Dans ses déductions, saint Thomas utilise la distinction entre « ajouter quelque chose de l’extérieur » et « rendre explicite ce qui est déjà contenu ». Par exemple, qu’est-ce qui est déjà contenu quand j’affirme telle vérité, quand j’émets un jugement esthétique…

    Cela renvoie à une accointance inscrite dans la nature de l’homme, supposée être là avant la mise en œuvre des capacités de connaissance, de volonté et d’amour. Cela fait appel à « la partie inconsciente de notre activité intellectuelle » (p. 76). L’homme est comme naturellement dans le monde, dans le réel, et cette coappartenance « permet » l’éclosion de la connaissance et de l’amour du monde.

    « Le but de la doctrine des attributs transcendantaux est précisément de montrer que les choses ne sont pas obscures (ouvertes à la lumière de la vérité), indifférentes (dignes d’être aimées et voulues), ou absurdes mais qu’elles ont leur propre sens qu’elles veulent communiquer à nous. Quand l’homme s’ouvre à l’être et à son message, à la fois dans l’expérience pré-philosophique naturelle aussi bien que dans le savoir philosophique et scientifique, il ne découvre en elles ni absurdité, ni hostilité mais des valeurs objectives, à savoir l’aptitude à être connues ; il y voit du sens, de la bonté et l’éclat de leur beauté. Ces attributs constituent précisément la nourriture métaphysique de l’homme. Certes nous pouvons améliorer parfois la qualité des choses et les rendre plus utiles pour nous-mêmes. Nous pouvons imaginer de nouvelles applications et ainsi, d’une certaine manière, créer des valeurs. Mais tout ceci ne se situe que sur un plan limité et de moindre importance et présuppose la richesse des êtres. Si nous ne considérons que l’aspect utilitaire, nous perdons de vue le sens de l’être et devenons semblables à ceux pour qui le perceptible n’a plus rien d’attirant… et qui se déplacent au milieu de choses qui ne leur disent rien…  ; ils « font eux-mêmes un monde selon leur fantaisie… ainsi le monde n’a plus rien à voir avec Dieu, il ne concerne que l’homme » (citation d’E. Mounier) (Elders, La métaphysique de st-Thomas d’Aquin, Vrin,1994, p. 92-93).

    - Le mot transcendantal peut alors être entendu d’une façon qui convienne autant à l’exigence critique des Modernes qu’au souci de l’être et de l’acte d’être des Anciens. Sans la dimension critique, il y aurait risque de dogmatisme ontologique (l’être non critiqué, non accordé aux requêtes de l’intelligence) ; sans la dimension ontique (souci de l’être), il y a pour la modernité, risque de s’enfermer dans l’épistémologie (une réflexion de la pensée sur elle-même, sans contact avec le réel qui est son champ d’investigation).

    3 – Dialogues

    1 –
    Conseil de lecture (Maurice) : Cl Carlo Maria Martini Je crois à la Vie Eternelle (Ed Médiaspaul 2013), en particulier les chap 5 et 6 (La Révélation de la Beauté qui sauve) : « on dirait que cette réflexion théologique (et spirituelle) du cardinal s’inspire directement des textes de Barth et Baltasar ! »

    Tout un travail sur les Ecritures est à faire ! Références scripturaires importantes (données par Maurice) : la Transfiguration, la croix, Lazare, les scènes de joie des disciples, le retour du prodigue, le Bon/Beau pasteur. Références patristiques : Irénée de Lyon…(Maurice).

    De même, références artistiques extraordinaires évidemment : Le Retour du fils prodigue de Rembrandt (Yolande). Etc… etc.

    2 –
    Les théophanies de l’Ancien Testament sont autant de manifestations de la beauté de Dieu (Yolande). Mais cela n’est pas dit. Cette dimension esthétique de l’expérience religieuse (la théophanie en est une, exceptionnelle), n’est pas thématisée, elle n’est pas mise en avant. Par contre ce qui est mis en avant, toujours c’est la gloire. Et nous avons montré abondamment que la gloire est rayonnement de beauté (mais pas uniquement : rayonnement de puissance, de force, d’amour aussi).

    3 –
    Ne pourrait-on pas concevoir un nouveau transcendantal : Le transcendantal de l’amour ? Bruno et Maurice pensent que ce pourrait être le transcendantal par excellence.

    - C’est vrai que le nombre des transcendantaux n’est pas totalement fixe. Nous avons « isolé » dans notre étude trois d’entre eux : le vrai, le beau, le bien. Mais y compris dans la philosophie médiévale, la dénomination des transcendantaux bougeait : la res, l’unum, l’aliquid, le bonum, le verum. Le pulchrum (le beau) n’était pas considéré comme un transcendantal. Rien n’empêche de promouvoir un nouveau transcendantal : il y faut simplement quelque raison !

    La suggestion d’élever l’amour au rang de transcendantal est recevable : la pensée de Balthasar y pousse. Lui-même s’appuie sur un auteur qui s’appelle Gustav SIEWERTH : « L’amour est le transcendantal pur et simple » voir U.von Balthasar, La vérité de Dieu, Culture et vérité, 1995)

    « L’amour est en ce sens plus enveloppant que l’être lui-même. Il est le transcendantal pur et simple qui embrasse la vérité de l’être, de la vérité et de la bonté ».

    - Il en donne deux raisons :
    Une raison psychologique : l’enfant : « en dehors de l’espace de l’amour parental, l’enfant ne pourrait jamais s’achever en tant qu’homme. « Selon une antériorité métaphysique, c’est par l’amour qu’il accède à l’intelligence, avec l’éveil du cœur ; il y a simultanément, et dans le même acte, une activité intellectuelle et volontaire déjà constituée en son sens plein et réel »
    Il en donne aussi une raison théologique : dans le mystère trinitaire, il y a la circumincession (l’échange commun) des personnes trinitaires, les personnes du Père, du Fils et de l’Esprit. Ce qui fait leur unité, c’est l’amour…

    C’est pourquoi, « l’amour ne pourrait-il constituer le fondement caché de cette circumincession des transcendantaux, la convertibilité des transcendantaux que nous avons étudié. Voir Mario Saint-Pierre, Beauté, bonté et vérité chez H. Hans urs Von Balthasar, 1998, lien sur internet).

    - Ceci dit, cette idée de faire du beau un transcendantal n’est pas très suivie pour l’heure. La métaphysique s’est de tout temps intéressée à l’être. Pour la raison toute simple : pour qu’une chose soit déclarée belle, il faut que cette chose soit ! Pour qu’elle soit dite vraie, il faut qu’elle soit ! Pour qu’une chose soit déclarée aimable, il faut qu’elle soit, qu’elle existe, qu’elle soit « être ».

    - Mais l’importance du thème de la réalité ou de l’être comme don (ils sont donnés, c’est pourquoi ils sont !) peut aller dans ce sens. Cela signifie que avant l’être », il y a le don, un don motivé par l’amour. Une grande partie de la philosophie contemporaine réhabilite le don.

    4 –
    On a parlé de l’ « autoglorification  » de Dieu. Elle a étonné certains (Bruno, Christine, auxquels Maurice a répondu ! Humainement, l’autoglorification ne signifie-t-elle pas mise en avant personnelle, ostentation, prétention à la beauté, susceptible éventuellement d’erreur – n’est pas beau qui veut ! Comment appliquer ce concept à Dieu ?

    - Ce concept, pour être adéquat, doit être mis en relation avec d’autres. Et là, on découvre d’abord, que c’est le Père qui glorifie son Fils, c’est le Fils qui glorifie le Père… On peut parler d’autoglorification trinitaire, ce qui change beaucoup de choses.

    Je pense que ce n’est pas encore suffisant : la même critique que ci-dessus peut être faite à cette autoglorification trinitaire, à savoir, prétention à la beauté, isolement divin dans une beauté qui devrait s’imposer à la créature qui regarde.

    C’est pourquoi, il faut ajouter non seulement la glorification des personnes divines entre elles, mais des personnes humaines : Dieu nous glorifie, nous glorifions Dieu… Comme cela a été dit, cela rejoint le thème de l’amour. Sans lui, l’autoglorification est incompréhensible.

    - Surtout, si cette autoglorification est celle d’un crucifié, et donc d’une manifestation diamétralement opposée à nos canons de la beauté, alors, il n’y a pas prétention, mise en avant. Mais il y a tout simplement ce fait que cette scène, de soi, est belle. Ce qu’il y a, c’est une scène (la Passion) qui de soi est belle.

    « Sur la croix, la souffrance et la mort entrent en Dieu par amour des sans-Dieu : la souffrance divine, la mort en Dieu, la faiblesse du Tout-Puissant sont autant de révélations de son amour pour les hommes. Cet amour incroyable et à la fois doux, attirant, qui nous implique et nous fascine, est celui qui exprime la vraie beauté qui sauve. Cet amour est un feu dévorant, auquel on ne résiste que par incrédulité obstinée ou par un refus persistant à se mettre en silence devant son mystère, c-à-d par le refus de la ‟dimension contemplative de la vie″ » (Cardinal Martini.cité par Maurice).

    « Le trône de gloire », dans l’art (Yolande), est le type de cette beauté « involontaire » du divin, une beauté sans effets recherchés, sans autre effet qu’elle-même. Ici, le concept d’autoglorification n’est pas choquant.

    - Si on maintient ce concept d’autorévélation, c’est pour défendre ce qu’est toute beauté : une manifestation d’elle-même. Et plus précisément encore, une manifestation pour laquelle nous ne sommes pour rien ! Pur don, pure grâce. Le concept d’autorévélation défend le fait que nous ne sommes pas créateurs de la beauté des choses (Dieu, les hommes, les choses…). Nous « subissons » librement cette beauté qui s’impose à nous. Dans notre travail, nous avons pris nos distances sur la conception fortement répandue en modernité de l’art comme création, créativité, qui estompe cet aspect de « soumission » au beau, aux choses belles… C’est la démonstration magistrale de Heidegger : la question du beau ne se résout pas au niveau de la subjectivité, mais de l’être. « La beauté est un mode d’éclosion de la vérité » (Chemins, p. 62). Les souliers de Van Gogh ou le Temple grec n’ont pas besoin de nous pour être beaux ! Ce qui, bien sûr est exagéré, car l’homme et le jugement esthétique y ont leur part, mais la prise de recul par rapport à la conception subjectiviste de la beauté est très convaincante.

    Rien n’empêche, bien au contraire, qu’il y ait une réelle part humaine dans l’expérience esthétique, très complexe, très subtile, très riche. Tandis que la forme belle apparaît et s’impose, elle est reçue par un « témoin » de la beauté, plein de zèle, plein d’intelligence, de liberté, et de capacités proprement esthétiques.

    5 –
    On a souligné l’importance de la beauté pour une vue juste de la religion chrétienne : La beauté atténue ce que la gloire pourrait avoir d’inhumain, ou de surhumain. ‟Sans la beauté, la gloire pourrait être terrifiante et susciter la crainte, et pour cette raison ne serait pas désirée. Elle suscite le plaisir, elle éveille le désir, elle procure la jouissance” Vivement qu’on y soit, mais pas trop tôt quand même ! » (Maurice, avec enthousiasme… et prudence !). Le principe d’incarnation est essentiel au christianisme (voir J-H. Newman) : pour cela, la beauté ne doit pas être inhumaine, écrasante…La beauté est humaine, même si elle mène au-delà de l’humain.
    6 –
    Nous avons rencontré dès le début de nos rencontres cette énigme : l’intégrité est un critère du beau
    – ceci est admis -, mais qu’en est-il du handicap par exemple ? L’intégrité comme critère du beau a été questionnée.

    On a pris l’exemple de la Venus de Milo qui n’a pas de bras, et qui néanmoins est belle (elle en avait au départ !) (Thérèse et autres).

    Paul Gilbert, tout en reprenant la conception classique de l’intégrité comme critère du beau, la complète de façon intéressante.

    L’intégrité est « théoriquement la présence de tous ses éléments essentiels » (La patience de l’être, p. 298). Est beau un corps auquel il ne manque rien.

    Le risque de cette caractéristique est d’être trop liée à la définition formelle des étants, à leur perfection abstraite. En effet, « bien des existants ne sont pas susceptibles de manifester la complétude de leur définition ; bien qu’ils n’intègrent pas tous leurs traits formels, ils ne manquent pas pour autant de beauté. Une personne handicapée par exemple, pour celui qui a le regard clair et l’intelligence pénétrante, peut jouir d’une beauté à laquelle nos cultures de production industrielle ne veulent pas croire… »

    Et de toute façon « aucun existant n’est adéquat à sa définition formelle et aucune définition formelle n’est adéquate à un existant » (p. 298).

    L’intégrité ne se manifeste pas seulement par sa complétude formelle, mais aussi par l’ouverture du bel étant à son environnement, à son monde. Il embellit le monde, il ouvre à la totalité du monde. « Sa beauté ne se prend pas de la réalisation de sa définition, mais de son ouverture à la totalité du monde qui l’entoure et de sa capacité à lui donner une forme vivante » (p. 298).

    La beauté formelle ne se réduit pas à la définition, mais à son rayonnement. « La beauté de chaque étant couvre et intègre le monde entier en s’y répandant pour lui donner une forme nouvelle et en l’aspirant vers soi. La beauté de chaque étant constitue la respiration de l’univers. L’intégrité de la beauté n’est pas une essence formelle, mais une vie, une plénitude » (p. 298-299).

    Autre texte particulièrement intéressant en matière d’intégrité : Léon Bloom.

    « A moins de regarder une personne et de voir la beauté en elle, nous ne pouvons l’aider en rien.
    On n’aide pas une personne en isolant ce qui ne va pas en elle, ce qui est laid, ce qui est déformé.
    Le Christ regardait toutes les personnes qu’il rencontrait, la prostituée, le voleur, et voyait la beauté cachée en eux.
    C’était peut-être une beauté déformée, abîmée, mais elle était néanmoins beauté et il faisait en sorte que cette beauté rejaillisse.
    C’est ce que nous devons apprendre à faire envers les autres.
    Mais pour y parvenir, il nous faut avant tout avoir le cœur pur, des intentions pures, l’esprit ouvert, ce qui n’est pas toujours le cas… afin de pouvoir écouter, regarder et voir la beauté cachée. Chacun de nous est à l’image de Dieu, et chacun de nous est semblable à une icône endommagée.
    Mais si l’on nous donnait une icône endommagée par le temps, pas les événements, ou profanée par la haine des hommes, nous la traiterions avec tendresse, avec révérence, le cœur brisé.
    C’est à ce qui reste de sa beauté, et non à ce qui est perdu, que nous attacherions de l’importance » (Antoine Bloom, moine orthodoxe, référence perdue).

    7 –
    On a insisté sur l’importance de la lumière (Yolande). Paul Gilbert fait de la splendeur la caractéristique propre de la beauté (outre l’intégrité…).

    « Plénitude, harmonie, splendeur, tels sont les traits essentiels de la beauté. Mais de tous, le principal est sans conteste la splendeur, l’éclat qui luit non seulement sur l’étant mais à partir de lui et d’avant lui. La beauté splendide appartient à l’ordre religieux ; elle fascine et attire l’esprit en même temps qu’elle éveille sa crainte révérencieuse. Elle révèle le mystère de l’être autant qu’elle bénit l’attente de l’esprit. Elle nous transporte dans un temps nouveau, non plus inquiet pour son avenir indécis, mais apaisé, qui nous invite à nous unir à notre mystère et à l’être qui se donne. L’expérience de la beauté engendre ainsi l’expérience du réel, où s’allient l’esprit et l’étant dans le croisement et l’affermissement de leur dynamisme respectif » (Paul Gilbert, p.300)

    8 –
    Nous appuyant sur le livre sans concession de Christian Godin, Qu’est-il arrivé à la beauté, nous avons abordé le difficile problème de l’art contemporain dans son non-rapport avec la beauté ! Yolande a tempéré le propos : « L’idée de Beau chez ces artistes n’est pas exclue il me semble. Elle existe lorsqu’il y a une idée d’harmonie de l’ensemble qui se dégage. Vous l’avez évoqué plusieurs fois. C’est à cela qu’on reconnaît les grands….peut-être est-ce cela la « création ». Ils peuvent partir d’une multiplicité de matériaux et les agencer en formes lisibles et concrètes ou totalement abstraites. Elles peuvent susciter une interrogation. La provocation cependant me gêne quand elle est trop forte et pourtant parfois elle semble nécessaire pour réveiller les esprits…et puis elle est souvent éphémère…. » (Yolande)

    9 –
    Une question « évacuée » dans notre recherche – on ne peut pas tout embrasser, surtout en ce moment) -, mais non oubliée : la beauté en liturgie.

    « La beauté de la musique, des objets, de l’architecture y exprime d’une certaine manière « la beauté infinie de Dieu » (Concile Vatican II). Les objets du culte doivent être beaux, « pour signifier et symboliser les réalités célestes ». Les formes extérieures sont faites pour « exciter à la contemplation » du fond des choses » (Concile de Trente). Il convient donc que la liturgie soit belle – ou au moins non laide, pour ne pas gêner une attention qui soit se porter ailleurs que sur les formes de la cérémonie. Mais ce n’est évidemment pas pour procurer une expérience esthétique. Ce n’est pas la beauté en elle-même qui donne accès à Dieu, et la liturgie s’organise dans l’élément d’une présence sacramentelle qui n’est rien d’immédiatement perceptible ou d’immédiateté désirable : « ce pain, ce vin : rien de beau à désirer » (DCT, Beauté, p 185).

    Les icônes s’inscrivent probablement dans ce cadre de la liturgie. L’icône n’est pas belle pour elle-même, mais dans son rapport à Dieu. Même au sujet des icônes, il ne faut pas « sombrer » dans l’esthétisme. Lecture féconde du C. Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, Ad solem, 2001, troisième partie, p. 93).

    10 –
    Je fais mienne la conclusion de Yolande : « Ma conclusion : je me réjouis et je rends grâces d’être simplement là à pouvoir échanger avec vous tous ». Oui, bravo à tous, pour l’intérêt porté à ce « beau » sujet », traité, dans les derniers mois, de manière insolite, puisque le principe de base de notre atelier est la conversation et que nous en fûmes privés. Nous nous en remettrons !


    « L’état d’esprit poétique « exige, comme condition principale, que nous ne nous placions pas au-dessus des objets dans lesquels il réside, mais à leurs pieds ; que nous les sentions au-dessus et au-delà de nous, que nous levions les yeux vers eux, et que, plutôt que de nous imaginer que nous pouvons les comprendre, nous acceptions qu’ils nous entourent et qu’ils nous comprennent nous-mêmes » (Newman, Historical Sketches).

    Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
    Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
    Verse confusément le bienfait et le crime,
    Et l’on peut pour cela te comparer au vin.

    Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
    Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
    Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
    Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.

    Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
    Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
    Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
    Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

    Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
    De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
    Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
    Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

    L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
    Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
    L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
    A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

    Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
    Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
    Si ton oeil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
    D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

    De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
    Qu’importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
    Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -
    L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?
    (Charles Baudelaire, Hymne à la beauté)

    Jacques Bréchoire