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  • Lettre ouverte … à Moïse (fin)

    Mon cher Moïse,

    Pardonne-moi de m’adresser à toi de façon aussi familière, toi, le très grand, l’intime de Dieu : c’est ainsi que nous t’avons découvert dans les deux lettres précédentes. Mais, parce que je te fréquente presque quotidiennement, me voilà devenu (quelle prétention !) presque ton confident. Puisse cette proximité avec toi me rapprocher de Celui qui t’a saisi au Buisson Ardent, qui t’a ordonné d’affronter Pharaon pour libérer son Peuple et qui va maintenant te donner la Loi pour ce Peuple, à travers l’immense épreuve du désert. Je demande pardon aux spécialistes qui, par hasard, tomberaient sur cette lettre : Je ne vais retenir de ton histoire pratiquement que les récits, à une seule exception, majeure : le Décalogue, les Dix Paroles. Qu’ils se rassurent, les autres textes législatifs, je les ai lus et étudiés !

    Toi et ton peuple, vous voilà protégés de vos poursuivants, les Egyptiens, mais d’autres ennemis vous attendent au désert : la soif et la faim. Autant d’occasions pour ce « peuple à la nuque raide » de « murmurer » contre toi et contre Dieu.

    Dieu répond aux murmures du peuple : l’eau, la manne, les cailles

    Le désert sans eau, c’est la mort. Et même l’eau peut être mortelle, quand elle est empoisonnée, amère, comme dit le texte (Ex 15, 22-25). C’est ce qui se passe aux eaux de Mara. Mais le problème est résolu rapidement et même un peu plus loin, on trouve de l’eau en abondance (Ex 15, 27). Cependant, en quelques semaines les provisions s’épuisent vite ; la faim tenaille les estomacs, et le peuple se remet à murmurer (Ex 16, 2-3). A quoi sert la liberté, si on doit mourir de faim ? Mais Dieu te met dans la confidence (Ex 16, 4-6) : il va envoyer la fameuse manne, la « manne providentielle » comme disent les journalistes, sans, bien souvent, savoir d’où vient cette expression. Tu l’annonces au peuple, en lui rappelant que c’est contre Dieu qu’il murmure, en murmurant contre toi et ton frère (Ex 16, 6-8).

    Qu’est donc cette manne ? Des gens soi disant bien informés prétendent que ce serait de la sève solidifiée d’un arbuste du désert. Ils ont la manie de vouloir tout expliquer de façon naturelle (on appelle ça du« concordisme »), alors que le texte se moque bien de donner des explications. Toi, Moïse, tu sais ce que veut dire cette poudre blanche et sucrée, qui apparaît après la rosée et dont le peuple peut se nourrir : Dieu, aujourd’hui comme hier, prend soin de son peuple chaque jour. (Ex 16, 14-18) Inutile d’en garder : ça ne se conserve pas (Ex 16, 19-20 et Mt [Matthieu] 6, 25-34), sauf le samedi ; repos du sabbat oblige, disent les prêtres !

    Jamais content, le peuple que Dieu t’a confié ! Cette manne quotidienne, il en a bien vite assez et il se remet à murmurer et à réclamer de la viande (Nb [Livre des Nombres] 11, 4-23 et 31-34). Dieu se met en colère : « De la viande, vous allez en manger, dis-tu en son nom, jusqu’à en avoir la nausée, jusqu’à ce qu’elle vous sorte par les trous de nez ! (sic !). Et il punit leur convoitise.

    Les multiples rébellions

    Les multiples rebellions contre le Seigneur et contre toi, je ne peux pas les raconter toutes, elles sont trop nombreuses. En voici quelques unes. Tes plus proches collaborateurs se jalousent entre eux (Nb 11, 24 –30), un peu comme les disciples de Jésus qui veulent faire taire ceux qui parlent en son nom sans faire partie du groupe ((Mc [Marc] 9, 38-41-)). Jusqu’à ton frère et ta sœur, Myriam et Aaron, qui te critiquent. Ils sont, eux aussi, jaloux de toi. Il faut que Dieu intervienne lui-même pour rappeler ta place unique et irremplaçable ((Nb 12, 1-16) Ils seront punis de leur rébellion.

    C’est bien beau de marcher vers la Terre Promise, encore faut-il savoir si ça vaut le coup d’y aller, si ce n’est pas trop dangereux. Tu envoies des explorateurs, mais la mission échoue. La majorité d’entre eux entraîne le peuple à refuser d’avancer : « c’est, disent-ils, un pays terrible avec des géants qui vont vous dévorer ! »( Nb 13, 1-14, 9) Seuls Josué et Caleb sont d’avis contraire : ils en seront récompensés plus tard, car eux seuls de cette génération entreront dans la Terre Promise.

    Décidément, quelle idée Dieu a-t-il eu de choisir un peuple pareil ? C’est maintenant au tour des Lévites(comme qui dirait des super sacristains) de se révolter (Nb 16, 1-11 et 17, 1-5). Ambition, quand tu nous tiens ! ? Ils veulent être au même rang que les prêtres ! mêler ce qui est séparé ! Dieu y met bon ordre, et quel ordre ! les rebelles sont anéantis.

    Ton face à face avec le Seigneur : le don des Dix Paroles

    Il me faut passer maintenant au plat de résistance : ta montée au Sinaï, ton grand face-à-face avec Dieu. Toi et ton peuple, vous êtes donc arrivés, après bien des détours au pied de cette montagne (Ex 19, 1-25) que tu connais bien (tu te souviens du Buisson Ardent !) où tu n’as pas vu Dieu, mais seulement son signe.

    Une fois de plus, je suis dérouté par cette atmosphère de quasi terreur qui transpire à travers ce récit. Pourquoi le peuple ne peut-il pas monter sur la montagne et doit-il se prosterner quand Dieu se manifestera ? Pourquoi toi seul et ton frère Aaron avez-vous le droit de monter ? Pourquoi cette image d’un Dieu terrible qui, depuis Jésus, nous est si étrangère ? Est-ce pour nous dire de nouveau que Dieu est le Tout-Autre et qu’il a choisi de s’exprimer par des intermédiaires qu’il choisit lui-même ? Tu es celui-là … en attendant l’Autre, définitif, que tu rencontreras plus tard sur la montagne de la Transfiguration.

    Sur le Sinaï, Dieu te confie des Dix Paroles, le Décalogue, communément, mais à tort, appelé les Dix Commandements (Ex 20, 1-18 et Dt (Deutéronome) 5, 6-21). Cette loi, tu l’inscris sur des tables de pierre, à moins que ce soit Dieu lui-même (Ex 24, 4 et 12). Plus tard, elle sera inscrite dans un cœur renouvelé, un cœur de chair (Ez [Ezéchiel] 12, 19-20) et le psaume 119 m’invite à la méditer sans cesse.

    La rébellion majeure : le veau d’or

    Tout cela, c’est bien beau, mais tu t’attardes en présence de Dieu. Comme tu dois y être bien, un vrai paradis ! Mais en bas, Aaron a des déboires avec le peuple qui s’impatiente : « Ce Moïse, nous ne savons pas ce qu’il est devenu »( Ex 32, 1-35). Ton frère a la faiblesse de consentir au désir du peuple qui veut une présence visible d’un dieu : il fabrique un « veau d’or ». Grosse colère de Dieu qui veut détruire tout le monde et repartir complètement à neuf avec toi ! Il te faut toute ta force de persuasion (que diront les Egyptiens ? Ils se moqueront de toi ! et que fais-tu de ta promesse à nos pères ?) pour qu’il se calme et renonce à abandonner le peuple.

    Mais la colère de Dieu, c’est toi qui l’exprime : tu brises les tables de la loi, tu détruis le veau d’or, tu passes un savon magistral à ton frère et tu punis sévèrement le peuple de son infidélité envers le Dieu qui l’a libéré. Après le temps de la repentance, il faut repartir en avant. Dieu t’invite (Ex 34, 1-35) à faire d’autres tables pour y inscrire de nouveau la loi, à remonter sur la montagne.

    Moïse le Voyant, étape vers Celui qui voit le Père

    Dis-moi, oui ou non, as-tu vu Dieu, lui qu’on ne peut voir sans mourir ? Impossible de trancher, si on s’en tient au texte de la Bible. Après tout, peu importe : tu restes pour nous le Voyant, celui qui fait un détour pour « voir » le Buisson Ardent, celui sur la face de qui s’est posé le regard de Dieu, à tel point que l’on ne pouvait regarder ton visage, suivant la belle formule de Paul Beauchamp [Cinquante portraits bibliques – Seuil – 2000, p 62] : « Voir, puis demander à ne plus voir…Moïse voilera alors sa face. Ainsi le peuple a peur de la face qui a vu la face de Dieu. Double voile sur la face de Dieu sur la face de l’envoyé de Dieu ».

    J’aurais pu te rappeler bien d’autres épisodes de ta vie : la révolte du peuple aux eaux de Mériba (Nb 20, 1-13), qui te vaudra les reproches de Dieu et une punition bien difficile à comprendre, le Serpent d’airain (Nb 21, 4-9), les premières conquêtes de l’autre côté du Jourdain (21, 10-35) et enfin ta montée des vallons de Moab et ta mort en face de la Terre Promise sur le Mont Nébo (Dt 34, 1-7-).

    Comment mieux terminer la dernière lettre que je t’adresse qu’en citant les derniers versets du Deutéronome (34, 10-12) : « Plus jamais en Israël ne s’est levé un prophète comme Moïse, lui que le Seigneur connaissait face à face, lui que le Seigneur a envoyé accomplir tous ces signes et tous ces prodiges dans le pays d’Egypte devant le Pharaon, tous ses serviteurs et tout son pays, ce Moïse qui avait agi avec la toute puissance de sa main, en suscitant toute cette grande terreur, sous les yeux de tout Israël ».

    Bien plus tard, viendra un homme plus grand que toi, à qui tu rendras hommage par ta présence avec Elie au Mont de la Transfiguration (être vu autrement), Il sera le « Nouveau Moïse » ; il sera en lui-même la « Nouvelle Loi » (Mt 5 à 8), la « Nouvelle Alliance » (Lc [Luc] 22, 20).

    Merci, cher Moïse : tu nous as vraiment bien préparés à accueillir Jésus !

    Note pour une meilleure compréhension

    Les spécialistes de l’étude de la Bible (on les appelle des exégètes) recherchent d’où viennent toutes ces traditions qui sont à l’origine du texte que nous avons entre nos mains. Ils s’efforcent de déterminer si tel texte est d’origine ancienne, si tel autre date de la redécouverte de la Loi, sous le roi Josias (622 av. J.C.), et de tout le courant de pensée qui a suivi (courant deutéronomiste), si tel autre porte la marque des prêtres, pendant l’Exil à Babylone et après (courant sacerdotal).

    Ces mêmes spécialistes, après ce travail indispensable, nous invitent à prendre le texte tel qu’il est, tel qu’il a été définitivement ordonné. Ils nous disent que c’est lui qui nous révèle le message divin à ce moment de l’histoire du Peuple de Dieu. D’autres textes viendront après. Dieu se révèle progressivement en se coulant, si on peut dire, dans la progression de la pensée et de la réflexion religieuse du Peuple. L’exemple de cette progression que l’on donne souvent c’est celui de l’émergence de la foi en la Résurrection : ignorée dans presque tout l’Ancien Testament, elle apparaîtra seulement dans les deux premiers siècles avant Jésus et fera encore l’objet de controverse en son temps entre Pharisiens et Sadducéens (Matthieu, 22, 23-33)

    Joseph CHESSERON