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  • Les trois procès de Jésus dans l’Evan­gile de Luc

    Texte de St Luc 1/2
    Texte de St Luc 2/2

    Cette année liturgique (2016) tourne autours de deux axes. L’axe de la miséricorde, dont nous ont parlé les quatre conférences précédentes, et l’axe de la lecture de Luc. J’en resterai au récit de Luc, sans comparaison avec les autres synoptiques.

    Quelques remarques d’ordre général voire méthodologique.

    Il me semble important d’amorcer une réflexion avant la lecture du récit de la Passion aux Ra­meaux.
    Nous avons trop souvent tendance à « aplatir » le texte, tellement nous l’avons entendu d’une oreille distraite, depuis des années.
    Pour­quoi avoir choisi cette sé­quence ?

    Parce qu’il me semble que c’est là que se joue le destin humain de Jésus et que c’est en même temps l’amorce de sa révé­lation en vérité comme Fils de Dieu. Tout ce qui la précède dans l’Evangile est ordon­né au récit de la Passion. Tout tend vers la Passion et Résurrection, qui est mystère du salut. Notre séquence est incluse dans le ré­cit de la pas­sion, lui-même inclus dans le récit englobant qu’est l’Evangile et dont l’auteur nous indique le but de son récit, au tout début (1, 1-4).

    Nous pouvons donc distinguer trois niveaux d’emboîtements de récits :

    le macro-récit que constitue l’Evangile de Luc (Luc 1, 1-4) ;

    le récit de la passion ;

    le micro récit des procès.

    Les différents « procès » constituent aussi des ré­cits dans le micro récit. Tout tourne autours de la question de l’identité de Jésus. Ce qui est recherché au fond dans cette séquence, c’est l’identité de ce Jésus qui est en face des membres du Sanhé­drin. Pilate cherchera aussi cette identité, de même qu’Hérode : par les questions qui lui sont posées par les protagonistes, par la titulature désignant Jésus dont les occurrences sont nombreuses (22, 67.69.70 ; 23, 2.3. dans la péricope elle-même et hors péricope) . Tout cela contribue à donner sens à ce que dit Luc.

    L’ordre chronologique est ici respecté alors qu’il ne l’est pas forcément aupara­vant, si­non l’impératif de la montée à Jérusalem, là où les prophète sont mis à mort. 1.

    Délimitation du texte. Où commence-t-il et où finit-il ? Le récit de Luc est non seulement succinct, mais il reste dans les limites du non compas­sionnel. C’est lui qui donne le moins de détails « choquants ». Le récit de Luc est le plus sobre de tous les évangélistes. Il va à ce qui est pour lui l’essentiel, sans recher­cher le pathos. Le texte n’est pas vraiment isolé de toutes références implicites ou explicites à la Bible, en particulier à l’Ancien Testament. Les analepses (retours en arrière, références à l’Ecri­ture) et les prolepses (projections vers le futur) sont souvent implicites, mais n’en existent pas moins. Après le repas pascal et la prière au mont des Oliviers, Jésus a été arrêté et gardé dans la maison du Grand-Prêtre (Luc 22, 54). Luc insiste sur le reniement de Pierre, mais n’insiste pas outre mesure sur les moqueries et des tortures que soldats infligent de Jé­sus. Luc situe l’événement dans l’espace et le temps.

    - Notre péricope commence avec le jour (articulation fortement marquée par le narra­teur). Une autres journée commence qui verra Jésus seul devant ses juges.

    - Elle se termine lorsque les « exécuteurs » emmènent Jésus pour le crucifier. Luc n’en précise pas l’identité (23, 26). 2. Comment est construit le récit ? Il est structu­ré en deux séquences principales.
    _Dénouement : au matin (22, 66).
    Il semble que la totalité des procès se soit déroulée dans la mati­née, puisque Luc note la mort de Jésus vers la sixième heure (c’est à dire midi).

    - procès devant (par !) le Sanhédrin.
    Ce sont les autorités religieuses qui dé­clenchent le processus de condamnation de Jésus, les autorités civiles ne font que suivre et en sont même embarrassées.

    - procès devant Pilate devant Hérode

    - suite du procès devant Pilate
    Dénouement : Jésus abandonné à la foule (23, 25).

    Luc présente le procès de Jésus de manière beau­coup plus brève que les autres synop­tiques et même que Jean. On parle toujours du procès de Jé­sus, mais en réalité il y a trois pro­cès de Jésus de­vant des instances différentes : procès reli­gieux, procès civil, faux procès devant Hérode.

    Ces trois procès se déroulent dans un lieu unique même s’il s’agit concrètement de lieux particuliers : Jérusalem, dans des lieux particulier. Mais ces lieux ne sont pas mention­nés dans le texte de Luc (prétoire de Pilate, pa­lais d’Hérode). C’est l’affir­mation sous-jacente que les prophètes meurent à Jérusalem. Et peut-on pas prendre le terme Sanhé­drin au sens de « l’assemblée plénière des responsables religieux » ? Luc 13, 34 « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu. » Ce qui importe, pour Luc, c’est le vis à vis, la confrontation.

    3.Devant le Sanhédrin
    Le moment. Une journée commence après une nuit de tortures et au matin pour que le procès soit ter­miné avant le dé­but de la Pâque.
    Cette notation temporelle marque aussi la lumière du salut qui s’accomplit après le passage par l’obscurité de l’agonie et le risque de la vic­toire du mal.
    Situation initiale. Lieu solennel du Sanhédrin, en présence de toutes les autorités reli­gieuses (les grands prêtres) et juridiques (les légistes, ceux qui connaissent la Loi). Les autorités se sont réunies avant la comparution de Jésus pour préparer leur interroga­toire et le rendre le plus percutant et le plus rapide possible. Jésus est dans une situa­tion d’extrême faiblesse. On peut remarquer que Jésus ne dispose pas d’avocat. Il doit par lui-même assu­rer sa défense. On introduit Jésus dans l’enceinte du Sanhédrin, c’est à dire sur le terrain des accusateurs. Le dialogue. Luc n’insiste pas sur le vécu de Jésus (ce que peut ressentir Jésus de la si­tuation), mais sur le dialogue, assez bref, qui s’instaure entre les au­torités et Jésus. Les autorités em­mènent Jésus sur leur « terrain », symbole de leur ma­nière de penser. C’est eux qui posent les ques­tions auxquelles Jésus est tenu de répondre. Ils pro­cèdent à un véritable interrogatoire. Question qui est posée est directe, brutale et menaçante car elle doit être un piège pour Jé­sus, puisque les autorités sont persuadées que Jésus n’est pas le Messie, bien sûr, mais un sé­ditieux, qui met en cause leur propre pouvoir. Ils pensent que Jésus se prend pour tel et ils tiennent à obtenir cet aveu de sa bouche, pour pouvoir le condamner. Mais ja­mais Jésus ne se pré­sente comme le Mes­sie. Il est re­connu comme Messie par Pierre. Mais ce Messie est ambigu puisque Jésus est obligé de rec­tifier l’idée que s’en fait l’apôtre (Luc 9, 18). Si Jésus se dit Messie alors il sera condam­nable parce que sédi­tieux ; d’autre part, nul homme ne peut se dire fils de Dieu sans blasphémer. « Si tu es le fils de Dieu ». Cette conditionnelle est une sorte de défi et en même temps de pru­dence. La question, en effet, n’est pas : « Es-tu le­ fils de Dieu ? », qui serait en quelque chose sorte une question ou­verte. Jésus ne répond pas directement. Il ne se fait guère d’illusion sur l’issue de sa comparu­tion. Il ne répond d’ailleurs pas souvent aux questions qui lui sont posée ; il attend sou­vent que ses interloc­uteurs prennent position, qu’ils se compromettent (ainsi dans la pa­rabole du Bon Samari­tain : à la question que lui pose le légiste Jésus ne donne pas de ré­ponse mais le ren­voie à lui-même ; de même à la fin du passage : Jésus ne répond pas aux questions, mais laisse le légiste répondre). Jésus déjoue le piège qui lui est tendu. Il prend la main ; d’interrogé il devient interro­gateur. Ré­pondre ne sert à rien
    - parce qu’ils ne le croiront pas. Jésus attend toujours une réponse de foi de la part des ses interlocuteurs
    - Et parce que, s’il in­terroge ils ne répondront du fait qu’ils ne pourront pas le faire (voir les dia­tribes avant le récit de la passion : question sur l’autorité de Jésus (20, 1-8) ; sur l’impôt dû à l’empe­reur (remarquer l’humour de Luc : Jésus demande à voir une pièce qu’il n’a pas alors que les Phari­siens sont la preuve qu’ils payent l’impôt romain !) Jésus sollicite non une connaissance (en ne répondant pas) mais une reconnaissance (attitude de foi). D’autant qu’en citant le psaume 110, 1, il sollicite le savoir de l’assemblée, rendue aveugle par sa haine. Ps 110, 1«  Siège à ma droite, que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds ! »

    Jé­sus ne donne que l’amorce du psaume (comme il le fera sur la croix, dans Mt 27, 46) il ne s’agit pas d’une citation littérale mais suggestive qui mélange le psaume 110 et le livre de Daniel 7. Par là Jé­sus s’affirme Messie (Christos). Jésus accule les res­ponsables à la reconnaissance du Fils de Dieu. Mais ce n’est pas lui qui donne une réponse affirmative. Il y a bien reconnaissance du Fils de Dieu alors même qu’ils le dénient. Les responsables ont bien compris l’allu­sion que fait Jésus au Messie. Les chefs qui cherchaient un prétexte l’ont trouvé alors que Jésus n’a absolument rien dit à ce su­jet ; il s’est contenté d’inter­roger et de citer l’Ancien Testament, qui trouve ici sa réalisation. Désor­mais qui rejoint « l’aujourd’hui » dont on nous a parlé dans la pre­mière conférence. Rien ne sera plus pareil après la Résurrection. La réponse de Jésus consiste

    - à renvoyer ses accusateurs à eux-mêmes , « c’est vous qui dites... »

    • - et au contenu de leur réponse qui est affirmation du nom divin YHWH (« Moi je suis »), qui signifie la plénitude de l’être ! Aveu inavoué des accusateurs de Jésus. Ils disent la vérité dans l’instant même où ils la nient ! Jésus est bien le Fils de Dieu. Cependant l’assemblée ne prend pas de dé­cision de condamna­tion. Elle se contente d’affirmer qu’il n’y plus besoin d’autre té­moin. Où sont les premiers témoins, sinon les accusateurs eux-mêmes ? Mais comme ils ne possèdent plus le pouvoir de vie ou de mort, ils sont contraints de se présenter devant Pilate. Pas de té­moin, pas de juge, pas de condamnation. Luc ne parle même pas de blasphème. Ainsi Jésus parce qu’il domine la situation montre bien qu’il est le maître de son des­tin et que ce n’est pas la fatalité humaine qui le conduit au sacrifice de sa vie. L’identité de Jésus a déjà été révélée à Marie à l’Annonciation, et en même temps au lec­teur de l’Evangile : Luc 1, 29-33 «  … Elle se demandait ce que pouvait signifier cette saluta­tion. L’ange lui dit : « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas être enceinte, tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. l sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de Da­vid son père ; il régnera pour toujours sur la famille de Jacob, et son règne n’aura pas de fin. » Et annonce de la réalisation du plan de Dieu, Jésus a annoncé par trois fois sa passion Luc 18, 32-33 « Car il sera livré aux païens, soumis aux moqueries, aux ou­trages, aux cra­chats ; après l’avoir flagellé, ils le tueront et, le troisième jour, il ressusci­tera. »

    L’Eglise dans ses débuts relira les événements : Actes 2, 22-25 « Israélites, écoutez mes paroles : Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait ac­crédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des pro­diges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez, cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l’avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des im­pies ; mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir. David en effet dit de lui : Je voyais constamment le Seigneur devant moi, car il est à ma droite pour que je ne sois pas ébranlé. Ac 4, 27-31« Oui, ils se sont vraiment assemblés en cette ville, Hérode et Ponce Pilate, avec les nations et les peuples d’Israël, contre Jésus, ton saint serviteur, que tu avais oint. Ils ont ainsi réalisé tous les desseins que ta main et ta volonté avaient établis. Et maintenant, Seigneur, sois attentif à leurs menaces et ac­corde à tes serviteurs de dire ta Parole avec une entière assurance. 30Etends donc la main pour que se produisent des guérisons, des signes et des prodiges par le nom de Jésus, ton saint serviteur.  » A la fin de leur prière, le local où ils se trou­vaient réunis fut ébranlé : ils furent tous remplis du Saint Esprit et disaient avec assurance la parole de Dieu. Ac 13,27-31 « Frères, que vous soyez des fils de la race d’Abraham ou de ceux, parmi vous, qui craignent Dieu, c’est à nous que cette parole de salut a été en­voyée. La population de Jérusalem et ses chefs ont méconnu Jésus ; et, en le condamnant, ils ont accompli les paroles des prophètes qu’on lit chaque sabbat. Sans avoir trouvé aucune raison de le mettre à mort, ils ont demandé à Pilate de le faire périr et, une fois qu’ils ont eu accompli tout ce qui était écrit à son sujet, ils l’ont descendu du bois et déposé dans un tombeau. Mais Dieu l’a ressuscité des morts, et il est apparu pendant plusieurs jours à ceux qui étaient montés avec lui de la Galilée à Jérusalem, eux qui sont maintenant ses témoins devant le peuple.

    4. Devant Pilate (a).

    Le procès devant Pilate prend la plus grande place dans le récit que Luc fait. On passe de la re­cherche de l’identité de Jésus à la reconnaissance de son innocence. L’action rebondit, parce qu’elle n’a pas pu se clore sur une décision du Sanhédrin. Chan­gement de lieu, mais non d’acteurs (23,1). Un acteur s’ajoute qui est destinataire d’un dis­cours et qu’on voudrait faire destinateur d’une condamnation vivement désirée. La décision est remise entre les mains de Pilate, alors que les res­ponsables juifs estiment avoir fini d’instruire le procès (Nous n’avons plus besoin de témoins, 22,71). Il est à noter que ce procès se déroule en deux temps, séparés par le procès chez Hé­rode. Luc ac­corde plus de place au procès de­vant Pilate, ce qui marque bien que ce procè­s est politique, même si Luc veille à ne pas ac­cabler le procura­teur. Les responsables religieux veulent présenter Jésus comme trublion. Les chefs du peuple portent des accusations contre Jésus, qu’ils n’ont pas reproché à Jésus lorsqu’il était de­vant eux :
    - refus de payer l’impôt (cf. 20, 20), alors que justement Jésus a remis les choses à leur place ;
    - jamais Jésus ne s’est dit lui-même Messie, roi. Jésus ne se réclame en aucun cas d’une royau­té ter­restre. Sa royauté est d’un tout autre ordre.
    Mais seul le lecteur sait cela que les interlocuteurs ne comprennent pas. Pilate n’examine même pas, le premier chef d’accusation. Il ne garde que l’accusation de roi, qu’il ne semble pas d’ailleurs prendre au sérieux. Jésus ne répond pas à la question. C’est à Pilate à comprendre ce qu’il veut dire en po­sant la ques­tion qui n’a pas un seul sens. « Roi des Juifs » ne peut avoir qu’un sens poli­tique pour Pilate et peut-être aussi pour les Juifs, mais les notables se servent de cette appellation pour tenter de faire condamner Jésus. Pilate conclut à l’innocence de Jésus.

    Luc note que Pilate s’adresse aussi à la populace (23, 4). il désigne toujours Jésus par « cet homme », ne lui accordant de ce fait aucune caractéristique parti­culière. Jésus n’a rien de particulier à ses yeux il est simplement un justiciable. Par trois fois, Luc fait parler Pilate pour innocenter Jésus (23, 4.15.22). C’est dire qu’il veut signifier par là qu’il ne s’agit pas une interprétation de sa part. Donc il de­vrait le renvoyer libre. Nous assistons à une gradation dramatique. On passe en effet d’un motif de « condam­nation » à un motif de « condamnation à mort ». Ce que recherche Pilate c’est la culpabilité ou l’innocence de Jésus, plus qu’une identité qui ne lui dirait rien.

    5. Devant Hérode.

    Luc est le seul a placé cette anecdote dans le déroulement du procès (Matthieu et Marc le placent avant le procès). Pourquoi ? Il est en ligne avec le procès devant Pilate. Au fond Hérode n’est pas consulté pour lui-même mais parce que Pilate veut se débarrasser du pro­blème de Jésus. C’est pourquoi Luc l’insère dans l’épisode de la comparution de­vant Pilate. Hérode est intrigué par Jésus (dont il a entendu parlé et qui ne manque pas de l’inquié­ter (lc 9, 7-9). Ironie de Luc qui parle de signes. Hérode attend de Jésus « quelque signe » (la traduction de miracle est discutable, car elle renvoie au destinataire et non au desti­nateur qu’est celui qui manifeste quelque signe). De quel signe peut-il s’agir, si­non d’élé­ment identifiant Jésus comme Elie ou Jean-Baptiste revenus ? (Luc 9, 7-9). Luc nous dévoile les sentiments d’Hérode à l’égard de Jésus, alors qu’il s’en abstient dans le cas du Sanhédrin et de Pilate, qui ne manifeste aucun sentiment. Hérode a tôt fait de considérer que Jésus est un fantoche dérisoire qui ne risque pas d’atteindre à son autorité. D’où le costume dont il l’affuble, mais qui est cependant un « un vêtement éclatant ». Ce qui était dominant quand Jésus était en présence du Sanhédrin et de Pilate c’était le dire, avec Hérode le voir domine : 23, 8, qui met le monarque en position de spectateur et non d’acteur. Jésus ne répond rien aux questions d’Hérode dont on ignore le contenu.

    A partir de là et jusqu’à la fin de son procès Jésus ne profère pas une parole, comme l’agneau qu’on mène à l’abattoir. Tout est dit et il n’y a rien à ra­jouter. Une telle attitude est une réminiscence d’Isaïe 53, 7 Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. Une notation étonnante de la part de Luc. La réconciliation des deux autorités judi­ciaires civiles marque le peu de considération pour la personne de Jésus. Il y a là quelque ironie de la part de Luc. La comparution de Jésus devant Hérode semble avoir été une politesse de la part de Pilate à l’égard de quelqu’un qui est subordonné à l’autorité romaine, mais à qui il accorde un certain pouvoir. Hérode renvoie la politesse en reconnaissant le pouvoir de décision (réelle) de Pilate. C’est peut-être pour cela que les deux se sont ré­conciliés.

    6. Le retour devant Pilate (b)

    C’est le développement le plus long du récit de Luc. Par trois fois Pilate déclare l’inno­cence de Jésus (23, 4.15.22). C’est une manière de dire qu’il est absolument certain de son inno­cence (l’hébreu marque le su­perlatif par en affirmant trois fois une même chose : cf le trisagion ou sanctus).

    Trois éléments nouveaux interviennent dans cette comparution.
    - C’est Pilate qui a maintenant l’initiative. C’est lui qui convoque les responsables et le peuple. Persuadé de l’innocence de Jésus, Pilate ne l’interroge plus par la suite. Mais il tente d’en convaincre ses interlocuteurs.
    - Ses interlocuteurs ont augmenté en nombre. Il ne s’agit plus simplement des no­tables, le peuple s’est joint aux accusateurs. Ainsi tout le peuple est concerné par le pro­cès. Luc le rappelle dans l’épisode de disciples d’Emmaüs : Luc 24, 17-19. Il leur dit : « Quels sont ces propos que vous échangez en mar­chant ? » Alors ils s’arrêtèrent, l’air sombre. L’un d’eux, nommé Cléopas, lui ré­pondit : « Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n’ait pas appris ce qui s’y est passé ces jours-ci ! »« Quoi donc ? » leur dit-il. Ils lui répon­dirent : « Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en ac­tion et en pa­role devant Dieu et devant tout le peuple ». Ainsi « nul ne pourra ignorer les événements et dire qu’il n’y est pour rien. Le sort de Jésus devient l’affaire de tous. » (J-N Aletti). Partout dans les dialogues, Jésus est simplement désigné par cet homme (ou celui-ci). S’il est encore désigné par son nom c’est le fait du narrateur (23, 8.20). Jésus n’est rien d’autre qu’un être humain parmi les hommes (anthropôs). L’enjeu est plus dramatique puisque maintenant il s’agit de la vie ou de la mort de Jé­sus.

    Ce tableau se présente sous la forme d’un long dialogue entre la foule et Pilate, où Pi­late tente de raisonner la foule : l’accusation n’est pas fondée, nous sommes deux à trouver que cet homme est innocent. Et cela répond d’ailleurs aux exigences de la loi : Dt 19, 15 : « Un témoin ne se présentera pas seul contre un homme qui aura commis un crime, un péché ou une faute quels qu’ils soient ; c’est sur les décla­rations de deux ou de trois témoins qu’on pourra instruire l’affaire ». Pilate innocente solennellement Jésus de toute accusation. Et pourtant il lui inflige un châtiment ! Ainsi pour satisfaire la foule Pilate propose un châtiment.

    Châtiment de quoi, puisqu’il reconnaît que Jésus est innocent, une fois de plus ? Pour calmer la foule ! La sort de Jésus est mis en balance par la foule qui évoque un certain Barabbas. Jésus et Barabbas. On peut voir dans cette épisode un trait d’ironie de Luc. Ce qui importe ici c’est le jeu de mot qui est suggéré : « bar-abbas » (fils du père en araméen). Ainsi Pilate libère le mauvais fils, mais abandonne le véri­table Fils du Père. « Relâche-nous Barab­bas »(Luc 23, 18). Le criminel apparaît comme plus précieux aux yeux de la foule (ochlos, à distinguer du peuple, laos) que Jésus qu’elle veut faire disparaître ! Les accusateurs ne font qu’un dans leur accusation (23, 1.18). Les valeurs sont inver­sées. Jésus véritable Fils du père est traité en criminel et Barabbas est inno­centé, lui qui est criminel ! Le non-sens est le plus total. Luc qualifie Barabbas d’émeutier et de meur­trier. Il est celui par qui Jésus est condamné aux yeux du peuple.

    7. Dénouement de l’intrigue (23,34)

    Pilate abandonne Jésus et son innocence aux mains d’une foule en furie. Il n’y a pas eu de condamnation formelle, puisque Jésus a été reconnu innocent. Il y a simplement une lâcheté et un déni de justice de la part de Pilate directement et des autorités reli­gieuses par personne interpo­sée !

    Conclusion.

    1 On peut continuer à par­ler du procès de Jésus comme d’un seul, parce que c’est la ma­lice des hommes qui s’est liguée contre Jésus, et que ces procès sont imbriqués les uns dans les autres et constituent la trame unique de la lâcheté des hommes. C’est la conjonction de la haine des res­ponsables juifs du moment, de la peur de la sédi­tion de la part de Pilate et d’Hérode (voir le massacre des Inno­cents dans Mt, par Hé­rode le grand), qui contribuent à la condam­nation de Jésus. Il y a là une montée drama­tique qui en tient pas uniquement à l’art du narrateur. Elle tient aussi aux faits. On peut dire qu’on a assisté à un procès sans témoin ni condamnation, du moins sur le plan juridique. Ce qui est un paradoxe. Même dans son procès Jésus domine les événements, alors même que ses inter­locuteurs disent la vérité sans même s’en rendre compte.

    2. Deux figures sous tendent cette séquence.

    - la figure du témoignage (martyria), qui est position devant la vérité pour l’accepter ou la refuser. témoignage des autorités religieuses, qui reconnaissent sans le savoir l’identité de Jésus ; contre-témoignage des mêmes aussi devant Pilate (23, 2.10.14) ; témoignage par trois fois de Pilate qui reconnaît l’innocence de Jésus, sans lui re­connaître une identité ; témoignage d’Hérode qui renvoie Jésus à Pilate, parce qu’il ne peut rien lui re­procher, et lui reconnaît une royauté (23, 11) en le revêtant d’une tunique d’un « blanc éclatant » (Luc 9, 29 : la Transfiguration, même si ce n’est pas exacte­ment le même vocabulaire). témoignage éclatant, mais indirect, de Jésus qui reste maître de la situation. Ce témoignage est destiné aux lecteurs de l’œuvre de Luc qui possèdent la clef du récit, donnée par Luc dès le début de son évangile.

    - La figure de la marche qui fait ressortir la marche de Jésus vers son destin, la réalisa­tion de la volonté du Père (22, 66 ; 23, 1.7.11.14.15.23.33). Jésus est en marche vers le destin, qu’il a accepté volontairement et librement, en se soumettent à la volonté de son père (22, 42) 3.

    Quel rapport entre cette séquence et le thème d’année de notre carême ? La miséri­corde ?

    Cette séquence met en cause la justice des hommes qui n’hésite pas à condam­ner un innocent par peur ou pour des raisons politiques ou la raison d’Etat. La justice de Dieu va bien au delà de cette justice puisqu’elle est miséricorde (ḥêsed et tsedakah). C’est par amour que Jésus a accepté son destin humain. C’est une miséricorde en acte.

    Alain Lorieux