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  • Lettre ouverte… à Salomon (1)

    Bonjour, Majesté,

    Quand, j’ai écrit à ton père David, je ne me suis jamais adressé à lui de cette manière. En effet, au départ, il n’était qu’un petit berger. Il n’est devenu roi qu’après bien des péripéties, et on ne l’imagine pas sur un trône. Quand on a connu quelqu’un au bas de l’échelle, on a, par la suite, bien du mal à lui donner des titres pompeux, et ton père, à certains moments, a pris un malin plaisir à briser l’image du roi majestueux. Tu ne peux pas t’en souvenir, car cela s’est passé quelque temps avant ta naissance, mais, quand il a fait entrer l’arche de Dieu à Jérusalem, il a dansé devant elle et, le soir, il s’est fait vertement réprimander par sa femme Mikal, la fille de Saül (2 S [2ème livre de Samuel] 6, 14-23).

    Ton origine

    Pour ceux qui n’auraient pas lu les précédentes lettres que j’ai adressées à ton père, Je rappelle quelle est ton origine. Tu es le fils de Bethsabée, la femme de Urie le Hittite, que ton père a séduite et dont il a fait lâchement éliminer le mari. L’enfant né de cette union illégitime est mort et toi, tu es né une fois que la situation ait été régularisée, comme on dirait maintenant.

    Ton clan prépare ta prise de pouvoir

    Dès avant la mort de ton père, des ambitions se manifestent pour sa succession. Adonias, le frère d’Absalom, affiche ses prétentions, appuyé par Joab et quelques notables (1 R [1er livre des rois] 1, 5-10) ; il cherche à mettre tes autres frères dans sa poche, mais il te laisse à l’écart, toi et ceux qui te soutiennent. Heureusement pour toi, ta mère Bethsabée et le prophète Nathan veillent au grain : ils imaginent toute une mise en scène pour forcer le roi à te désigner comme son successeur, te donner l’onction royale et te faire asseoir sur le trône (1 R 1, 11-40). Débandade dans le camp d’Adonias ! Lui-même te supplie de lui laisser la vie sauve, ce que tu lui accorde… pour le moment ! (1 R 1, 41-53)

    Les dernières recommandations que te donne ton père avant de mourir (1 R 2, 1-11) sont un modèle du genre : c’est un mélange à la fois d’un appel de très haute tenue à la fidélité au Seigneur et d’une invitation pressante à liquider ses adversaires, ce qu’il n’avait pas pu faire par fidélité à la parole donnée. Toi, tu ne manqueras pas d’exécuter, et très rapidement !

    Une image brouillée : pourquoi ?

    Mais avant d’en parler, permets-moi de t’exprimer ma perplexité. Comme beaucoup de personnages de la Bible, ton image apparaît comme brouillée. Abraham, le père des croyants, ment au Pharaon à propos de sa femme Sara, qu’il présente comme sa sœur. Jacob trompe son père, son frère, son beau-père et, en même temps il bénéficie de la Promesse de Dieu. Joseph, qui sauve ses frères et les Egyptiens de la famine, se montre un administrateur impitoyable. Moïse, le grand Moïse lui-même, exaspéré par le peuple rebelle, parle inconsidérément et est privé de la Terre Promise. Quant à ton père David, quel personnage complexe ! Je n’y reviens pas, puisque nous en avons parlé tout récemment. Il faudra que je creuse cette question : pourquoi la Bible éprouve-t-elle comme un malin plaisir à souligner ces aspects moins reluisants de vos personnes ? Et, bien après toi, ce sera vrai dans l’Evangile : les disciples n’y sont pas toujours présentés sous un très beau jour !

    Pas de pitié pour asseoir ton pouvoir

    Maintenant, revenons à ton histoire. Dans un premier temps, tu n’y vas pas par quatre chemins. Adonias (1 R 2, 13-25) ose demander comme femme la jeune fille qui a accompagné ton père dans ses derniers moments, une manière détournée de réaffirmer ses prétentions. Tu ne t’y trompes pas : tu le fais assassiner. Tu démets de ses fonctions et tu envoies en exil un prêtre qui a participé au complot d’Adonias (1 R 2, 26-27). Quant à Joab (1 R 2, 28-34), son sort est réglé sans autre forme de procès : il a beau se réfugier dans la Tente du Seigneur, tu n’hésites pas à le faire tuer. Enfin l’homme qui avait maudit ton père et qui avait pourtant reçu son pardon, tu attends le moindre faux pas de sa part (1 R 2, 36-46) pour le liquider à son tour. Vraiment ton début de règne ne fait pas dans la dentelle ! Tu prends les grands moyens pour affermir ta royauté.

    Un roitelet local comme les autres ?

    Au fait, par la suite, on dit peu de choses à ton sujet, hormis la création d’une administration solide (10), la construction du temple et de ton propre palais(1 R 6 et 7), ainsi que la mise en place du culte autour de l’Arche d’Alliance (1 R 8, 1-66). On fait l’éloge de ta sagesse (j’y reviendrai dans ma prochaine lettre), de ta renommée grandissante dans la région, mais pas de hauts faits semblables à ceux de Saül ou surtout de ton père David. C’est pourtant ce que l’Histoire retient habituellement des rois célèbres tels que toi. Qu’est-ce qui te distingue des autres roitelets régionaux de ton époque ? Sans doute pas la fin difficile de ton règne. La réponse à cette question se trouve dans l’image que les auteurs ont voulu retenir (ou donner) de toi : le roi qui demande à Dieu la Sagesse (1 R 3, 1-15 ). Ils ont aussi retenu tes faiblesses, comme pour dire que le Seul Sage c’est Dieu ; tu ne l’es que par délégation. Mais nous en reparlerons bientôt.

    Au revoir, Majesté !

    Note pour une meilleure compréhension de la Bible.

    Dans cette lettre, une question est posée : pourquoi la Bible souligne-t-elle les faiblesses même de ses héros les plus prestigieux ? M’est il permis de donner un début de réponse ?

    La Bible semble dire : tous ces hommes que Dieu a choisis, ils ne le sont pas à cause de leurs mérites, mais parce que Dieu les aime et, à travers eux, il aime l’humanité tout entière C’est Dieu qui appelle Abraham et prend l’initiative de l’Alliance avec lui ; Jacob reçoit la bénédiction d’Isaac, même s’il semble la « chiper » à Esaü : elle est un don. Moïse reçoit l’appel de Dieu au Buisson Ardent. David, le petit dernier, Dieu le choisit par Samuel et reçoit l’onction royale. Et combien de prophètes diront que c’est à leur corps défendant qu’ils le sont, parce que Dieu les a choisis pour cette mission. En agissant ainsi, la Bible sauvegarde l’initiative et la liberté de Dieu.

    Je mets la dernière main à cette lettre en plein cœur de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens. N’avons-nous pas, nous catholiques, besoin d’entendre nos frères protestants rappeler que ce ne sont jamais nos mérites et nos bonnes œuvres qui nous sauvent, mais l’amour de Dieu dans sa toute-puissance et dans son infinie liberté.

    Joseph CHESSERON