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  • "Ça se dispute", les chroniques de Jacques Bréchoire - 2020/2022

    Ça se dispute !

    Avec le père Jacques Bréchoire, découvrez L’ACTUALITÉ sous un angle philosophique et théologique.

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    - Voir les disputes 51 et suivantes
    - Ça se dispute 50 -> La dispute a le vent en poupe ! Joie !
    - Ça se dispute 49 -> Honneur aux affects !
    - Ça se dispute 48 -> Ce beau nom de « consentement » !
    - Ça se dispute 47 -> L’amitié peut-elle être universelle ?
    - Ça se dispute 46 -> Peut-on parler de « mystique politique » ou de « mystique sociale » ?
    - Ça se dispute 45 -> « Des institutions justes » : peut-on s’en passer ?
    - Ça se dispute 44 -> « La politique ? « Avec et pour les autres »
    - Ça se dispute 43 -> « Peut-on encore parler de "guerre juste" »
    - Ça se dispute 42 -> "Viser la vie bonne"
    - Ça se dispute 41 -> "Les fondamentaux de la vie politique"
    - Ça se dispute 40 -> « La caresse est-elle un sujet philosophique »
    - Ça se dispute 39 -> « Il faut positiver » : Ça se dispute.
    - Ça se dispute 38 -> « Est-il bon de se sentir vulnérable ? Une mauvaise image de soi ? »
    - Ça se dispute 37 -> « Etre né »
    - Ça se dispute 36 -> « Il est bon qu’il y ait Noël »
    - Ça se dispute 35 -> « À l’époque de la « com », faut-il encore lire des livres ? »
    - Ça se dispute 34 -> « Ce que peut produire une conversation vraie »
    - Ça se dispute 33 -> « De la noblesse des besoins humains »
    - Ça se dispute 32 -> « L’arbre du savoir »
    - Ça se dispute 31 -> « La honte est-elle un bien ? »
    - Ça se dispute 30 -> « Prudence par temps incertains ? »
    - Ça se dispute 29 -> « La fabrique de la philosophie »
    - Ça se dispute 28 -> « La création est belle malgré tout ! »
    - Ça se dispute 27 -> « Faut-il avoir peur de la beauté ? »
    - Ça se dispute 26 -> « Colloque sentimental »
    - Ça se dispute 25 -> « Doit-on avoir peur du vide ? »
    - Ça se dispute 24 -> « Qu’est-ce que « le peuple » ? Suite sans fin »
    - Ça se dispute 23 -> « Faut-il « réviser sa vie » ? »
    - Ça se dispute 22 -> « Qu’est-ce que « le peuple » ? »
    - Ça se dispute 21 -> « Dieu est-il une création des hommes ? »
    - Ça se dispute 20 -> « Le savoir peut-il être gai ? »
    - Ça se dispute 19 -> « Le sens de l’absurde est-il absurde ? »
    - Ça se dispute 18 -> « La considération vaut-elle une chronique philosophique ? »
    - Ça se dispute 17 -> « Il n’y a pas plus près que de toucher »
    - Ça se dispute 16 -> Se peut-il que l’homme soit à ce point violent ?
    - Ça se dispute 15 -> La vie est complexe : est-ce un mal ? Ça se dispute !
    - Ça se dispute 14 -> Faut-il cultiver son jardin ?
    - Ça se dispute 13 -> Est-on ridicule et ringard à parler encore de « destin »
    - Ça se dispute 12 -> Y a-t-il un ordre du monde ?
    - Ça se dispute 11 -> Une conversation peut-elle être sérieuse ?
    - Ça se dispute 10 -> La conversation est-elle en danger ? Ça se dispute !
    - Ça se dispute 9 -> Pause !
    - Ça se dispute 8 -> Oh là, « tout est compliqué ! » Ça se dispute !
    - Ça se dispute 7 -> Pourquoi nous aimons philosopher ? Çà se dispute beaucoup
    - Ça se dispute 6 -> Il n’est pas possible qu’on se « dispute » à l’occasion de nos vœux de nouvel an !
    - Ça se dispute 5 -> « Un enfant nous est né » : ça se dispute, en philosophie ?
    - Ça se dispute 4 -> "De la justice ou de l’équité, quelle est la plus importante ?" : Ça se dispute !
    - Ça se dispute 3 -> « On ne fait pas de politique avec de l’amitié » : Ça se dispute !
    - Ça se dispute 2 -> L’amitié a-t-elle droit de cité en politique ? Ça se dispute !
    - Ça se dispute 1 -> Pourquoi ça se dispute ?

    Vidéo de présentation


    Drôle façon de s’exprimer, incorrecte : on se dispute, oui, mais on ne dispute pas de quelque chose. On discute plutôt de la chose.

    Nous allons quand même dire : « Ça se dispute », même si ce n’est pas français !


    Dispute 50

    La dispute a le vent en poupe ! Joie !

    Quel étonnement pour votre chroniqueur de voir que la « disputatio » se généralise ! Evidemment cela nous conforte dans notre entreprise philosophique artisanale : nous ne sommes pas les seuls.

    1 –
    Une association « Disputatio contemporaine », liée à la prestigieuse revue des jésuites – Tout de même ! – organise des débats s’inspirant de la disputatio médiévale, à la Sorbonne récemment, dans les établissements jésuites où elles sont proposées à des lycéens ou étudiants, et le débat – très organisé, très codé (important), s’engage entre les « pour » et les « contre », ou plus souvent – et c’est mieux -, entre diverses approches d’un même sujet sur lequel on est à peu près d’accord, y apportant des nuances intéressantes.

    Et même, une collection de livres, appelée Disputatio, dirigée par la philosophe Mazarine Pingeot (la fille de François Mitterrand) est bâtie sur ce modèle : elle met en compétition deux penseurs, qui confrontent leurs analyses. Le premier livre est sur la conception de la démocratie.

    2 –
    Les protagonistes de cette initiative partent du constat que « les discours indésirables sont en passe d’être. Interdits ». Chacun reste campé sur sa position. « Dans ce moment difficile, le savoir-faire médiéval de la disputatio s’avère précieux » (La Croix, 5 avril 22).

    Rappelons en quoi consiste la disputatio médiévale. Dans la première chronique, nous la présentions ainsi : « Si on connaît les disputes dans les ménages ou sous les préaux, on ne sait peut-être pas que la « dispute » (disputatio) était, dans les universités médiévales un acte philosophique et théologique important. Disputer d’une chose signifie la questionner, avec véhémence s’il le faut, voir les arguments de ceux qui sont contre, puis ceux qui sont pour, et risquer sa propre réponse. On arrive ainsi à faire advenir la vérité, qui d’emblée n’est pas évidente. Evidence ou pas, il faut faire la vérité Or ce devoir de vérité ne peut pas être accompli seul, sans l’« entre-tien » avec les autres. La disputatio était une recherche de la vérité à plusieurs, d’où son inestimable valeur ».

    Ceux qui font la promotion de cet exercice intellectuel, le justifient ainsi :
    « La disputatio correspond au retour d’un goût pour l’oralité et à l’idée profonde qu’on ne pense pas qu’avec sa tête (le penseur de Rodin ! Il est bien seul !)… La pensée se joue dans une conversation vivante, dans laquelle chacun y va de ses connaissances, de ses convictions, de son expérience ».

    « L’objectif de la disputatio n’est pas forcément de créer du consensus, mais de parvenir à un désaccord ou un dissensus éclairé (réfléchi »). L’exercice oblige surtout à ne pas s’enfermer dans des convictions intimes ».

    Autres avantages : « Le premier, c’est l’apprentissage de la recherche d’une vérité de manière collective, où tout gain individuel n’est rendu possible que par le groupe… Le second, c’est le surgissement du désir de philosophie chez les élèves ».

    C’est vrai : le goût pour la philosophie nous vient des autres – des maîtres à penser que nous fréquentons, avec piété, mais aussi de ceux qui sont contents de penser avec nous (et pas forcément de penser comme nous).

    3 –
    Pour qu’on ait l’esprit « Disputatio », deux choses sont requises :

    La première : la culture-disputatio voit plus large que nos convictions : on ne crée pas société et communauté de pensée, avec les seules convictions : celles-ci en effet risquent toujours de vouloir s’imposer dans une posture totalitaire. Or, il y a mes convictions certes, et il y a les convictions des autres. La disputatio a un immense respect de l’altérité : l’autre est là avec qui je vis et pense les choses. Cette affirmation pourra en faire grincer plus d’un qui hypostasient la conviction. Mais bien sûr il faut avoir des convictions.

    La deuxième : la culture-disputatio » considère le compromis comme positif, ce compromis qui instaure une communauté de vie et de pensée. Dans certains groupes (chrétiens aussi !), le compromis passe pour de la compromission. C’est vrai que le compromis est au bord du précipice de la compromission qui est la honte absolue. Mais le compromis n’est pas le seul à être dans ce cas : l’amour est vécu au bord du précipice de la haine, de la violence ou de l’indifférence. Nous sommes toujours au bord d’un précipice ! Le Bon Dieu au bord du Diable !

    4 –
    Voilà l’été, on s’en rend compte : il démarre en trombe. Merci aux « instances » et personnes amies qui hébergent ces chroniques : la newsletter de la Paroisse st-Pierre et st-Paul et Reflets d’Église, le site de l’Église catholique en sud-niortais. On me dit que le nombre de visites à cette chronique, n’est pas négligeable ! Reprise à la rentrée « si Dieu le veut » (comme disait jadis vingt fois par jour, à l’occasion de chacune des actions qu’il entreprenait, mon collègue anglais à Melle ; de même que mon autre collègue, italien celui-là). Si Dieu le veut, votre chroniqueur assurera aussi une émission sur RCF/Niort dont le titre sera, -devinez - : « Ça se dispute »

    Ces chroniques ne se calent pas sur les événements – quelquefois, oui, quand ils s’imposent-, elles se calent plutôt sur « quelque chose comme l’air du temps » (Laurence Cossé). Cette expression – « l’air du temps » – convient très bien à votre chroniqueur : pas hors du temps, mais dans le temps ; dans le temps, mais libre dans le temps, le nez en l’air en somme à renifler ce qui se passe réellement. Chronique vient de Kronos, le temps chez les Grecs. La chronique est une manière assez sympa d’habiter le temps.

    Le poète dit cela à sa manière :
    « Ce qui a lieu d’être
    Ne va pas sans dire.
    Ce qu’on ne peut pas dire,
    Il faut l’écrire…
    Savoir à quoi ça ressemble
    C’est notre savoir – non absolu
    Il faut de la semblance… (Michel Deguy mort ces jours-ci).

    J’oubliais : c’est tout de même la cinquantième dispute ! Il nous faudrait des bulles pour fêter ça, non ! Bon été. Amicalement.

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    Dispute 49

    Honneur aux affects !

    C’est matière à dispute en effet. On pourrait penser que les affects sont dangereux, car on peut s’y soumettre sans retenue, sans réfléchir, sentimentalement, ou violemment… C’est pourquoi on distingue différents types d’affects, tous positifs, à condition de bien les entendre et de bien les vivre.

    Les affects (affections, sentiments, pour aller vite) sont à la base de toute notre existence. Rien de nouveau sous le soleil en disant cela. Ils sont notre vie même, celle où l’on voit, touche, sent, goute, entend. Mais ils déclenchent aussi la pensée, sans eux, qui nous pousserait à chercher la vérité ? Et puis, ils mettent en mouvement nos actions morales, car lorsqu’on est affecté, il est impensable d’être neutre, impassible, ce qui serait indigne d’un homme.

    Pour cette raison, il importe de bien parler de ces affects et pour cela, de les distinguer avec soin.

    1 –
    L’affection

    L’affection qui nous gagne devant telle personne, telle situation… est « un certain état intérieur résultant d’une action subie… Cet état intérieur est très passif. L’âme subit une affection en étant « touchée par » » Paul Gilbert, Violence et compassion, p. 231).

    L’affection concerne notre vie intérieure – nous sommes affectés -, mais l’affection seule, ne pousse pas de soi à agir…On peut être affecté par un malheur, sans forcément marquer extérieurement notre volonté d’aider, de soulager. L’affection qui est essentielle – n’est-elle pas le point de départ de la vie morale, intellectuelle… -, peut ne pas déboucher sur une action. C’est sa puissance – elle démarre tout -, et sa faiblesse – seule, elle est impuissante.

    2 – L’Emotion

    Il faut la distinguer de l’affection. « Le mot « émotion » signifie étymologiquement « mouvoir hors de ». L’émotion est provoquée par une cause extérieure. Elle est en cela parente de l’’affection. » (p. 232)

    « Mais la différence, c’est qu’ « elle est d’un instant, tandis que l’affection dure dans le temps…On peut seulement répéter l’émotion en répétant sa cause, son origine. Un morceau de musique, l’adagio du quatuor La Jeune Fille et le Mort de Franz Schubert peut émouvoir, mais seulement à condition de l’écouter effectivement. L’émotion sera à chaque fois nouvelle. L’apparition du visage aimé émeut, mais quand il se présente en chair et en os, ou en souvenir. L’émotion est vécue dans l’instant du surgissement de sa cause, sans durée. L’affection, en revanche, est caractérisée par la durée, par un état plus ou moins permanent de l’âme » (p. 232).

    « Les émotions peuvent se succéder les unes aux autres, même quand elles se contredisent. Les affections, non. Un enfant, Jean qui pleure et Jean qui rit, vit d’émotions, pas encore d’affections. L’accumulation des émotions forme les affections, lentement mais non pas comme leurs synthèses abstraites. Les émotions ne suffisent pas par elles seules à construire nos affections, qui sont élaborées grâce aux filtres de l’éducation et de la permanence relative du caractère » (p. 232).

    C’est une manière de dire que le sentimentalisme a ses limites. Les émotions ne construisent pas une personnalité ni bien sûr un vivre ensemble. Mais qu’elles sont précieuses, nos émotions. A nouveau, elles sont le départ de toute notre existence.

    3 –
    La passion

    « Le terme « passion » reçoit une signification éminemment active dans le mot « passionné », qui indique combien la passion peut emporter l’âme hors de soi, comme l’émotion » (p. 233). Par exemple le passionné de musique ou de sport… Le passionné répond moins de lui-même Le risque de ce genre de passion est qu’elle ne puisse plus être plus contrôlée.

    Tel n’est pas le cas de l’affection : « … L’affectivité est capable de subir, mais d’une façon personnalisée… L’affection dont la durée manifeste la permanence du soi, prend tout son temps, tandis que la passion se hâte en risquant d’être violente et aliénante » (p. 233).

    On voit par là, l’importance de la passion : celle qui accepte de se laisser convaincre, vaincre, mais en intériorisant cette « défaite » : la passion amoureuse, l’amitié… sont de cet ordre. Ne pas se laisser emporter seulement, - car effectivement, on est bien emporté -, mais consentir avec intelligence, volonté, de bonne grâce, semblant dire : Oui, pourquoi pas ?

    4 –
    Un « départ » de la réflexion philosophique

    Le « départ », pour Platon, c’est l’émerveillement, pour Aristote l’étonnement, pour Camus, la révolte… Tous des affects !

    Ceci n’est-il pas étrange ? C’est en tout cas un enseignement précieux : la philosophie n’est pas, selon l’image de marque habituelle qui lui est attachée, une réflexion abstraite et indéterminée, cérébrale, froide et neutre, ni seulement une réflexion sur les idéaux transcendants (le beau, le vrai, le bien), mais une « affection » qui nous touche. Philosopher c’est être touché par les joies et les malheurs du monde, c’est accepter d’être « affecté ». La philosophie en son surgissement premier est une affection ! Ceci peut étonner, mais c’est ainsi, à condition que nous distinguions entre affection et sentimentalisme. Evidemment ! Ceci peut s’appliquer à nos communautés chrétiennes : trop d’émotions, ou pas assez, froideur ?

    « Le savoir ne débute pas dans le savoir, mais dans une expérience où la raison s’apparaît à elle-même au sein de ce qu’on pourrait appeler, avec Malebranche, un « sentiment » (Gilbert, Violence et compassion, p.25)

    « Le savoir ne débute pas dans le savoir » dit Paul Gilbert. La morale ne débute pas dans les codes, ni l’art dans les techniques, ni la science dans la science, ni la religion dans les rites.

    Honneur aux affects !

    Il est temps d’arrêter une chronique qui devient lyrique et va se laisser emporter ! En attendant la cinquantième : petit événement, commun au chroniqueur et aux chroniqués que vous êtes, de bonne grâce. Mais quel pourra bien en être le sujet ? Le chroniqueur le sait-il ?

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    Dispute 48

    Ce beau nom de « consentement » !

    Ce mot, nous le trouvons à une place magistrale bien connue : dans la cérémonie du mariage, il y a le moment de l’ « échange des consentements ». On demande : « Échangez vos consentements ». Ils le font : Anne veux-tu être ma femme ? - Patrick veux-tu être mon mari.

    Mais que se passe-t-il lorsque l’on « consent » ? Grand mystère ! Entrons pour voir.

    D’emblée, il faut dire qu’il y a deux formes de la volonté (qui est unique). Le consentement est l’une d’elle et non la moindre.

    1
    La première forme est la volonté qui décide de ses choix, souvent sûre d’elle, en ne s’occupant de personne : c’est moi qui dirige le choix. J’ai même l’illusion de croire que cette capacité de choix est pleine et entière. En fait elle n’est jamais totale : tant de dépendances et d’influences orientent nos choix. C’est là une conception altière de la conscience qui se considère comme absolue, ou bien encore totalitaire (cette illusion d’embrasser le tout et de nier ses dépendances et leur influence infinie et féconde. Ceci est source de violence majeure.

    2
    Le consentement c’est toujours la volonté, mais sous une forme non-violente, fondamentalement. C’est la volonté qui assume les dépendances multiples et en fait de la liberté.

    Ces dépendances sont bien réelles en effet, et désirables en fait. Elles nous constituent, nous édifient, elles sont « la matière première » de nos choix volontaires. Nommons-en quelques unes : la dépendance quant à notre naissance – aucun choix personnel n’a précédé notre naissance, mais le choix d’autres que nous ; la dépendance quant à la terre nourricière – sans elle, pas de vie : cette dépendance est colossale, on le voit à chaque crise (pénurie) ; la dépendance par rapport aux bêtes (pour notre nourriture et surtout pour le plaisir de partager la vie avec elles) ; la dépendance par rapport aux autres dans les relations d’amitié, par exemple : quel bonheur en effet, de dépendre d’amis et quel ennui sans eux, etc…

    Or à l’égard de ces dépendances enchanteresses et vitales, un autre type de volonté entre en jeu : la volonté de consentir. Pas seulement la liberté de choix (réelle évidemment et saine), mais la liberté du consentement qui dit : je consens à ces dépendances. Ceci est un acte de volonté, mais dans la soumission peine de gratitude à ce qui nous est donné.

    3
    Quels sont les secrets de cet acte majeur, celui de consentir ? Le philosophe Paul Ricoeur nous sera bien précieux (son livre : Le volontaire et l’involontaire, Aubier-Montaigne, 1967)

    Provenant du latin cum-sentire (sentir avec), la notion de consentement désigne un accord, une conformité d’idée et d’être entre le sujet et ce dont il dépend – nature, personnes…Il est déjà intéressant de voir que le « sentir » entre en jeu, c’est-à-dire le corps, la vie, la « chair » (Merleau-Ponty). Un « sentir » qui prend du temps, qui se fait et se défait, mais qui aboutit à une volonté de collaborer, de communier, de faire en sorte qu’ensemble – le sujet et les réalités dont il dépend constitutivement (choses et êtres) – ils s’unissent pour décider.

    Le sujet seul – libre et autonome et aussi souvent totalitaire et absolu – n’est pas à l’origine de ce type de choix. Cela s’est fait à deux (trois, quatre…). Le consentement a alors ce sens de « se rendre à un sentiment ou à une volonté d’autrui ». Comme une sorte de « causalité réciproque » (Aymé Forest, l’avènement de l’âme, Beauchisne 1973, p. 125)

    « Le consentement signifie que la volonté offre sa coopération aux autres dont elle dépend, comme dans une sorte de nécessité – mais une nécessité positive. Consentir, c’est prendre sur soi, assumer, faire sien » (p. 322).
    « … le consentement est toujours plus qu’une connaissance de la nécessité ; je ne dis pas, comme du dehors : « Il faut », mais, repassant en quelque sorte sur la nécessité, je dis : « oui, qu’elle soit ». « Fiat. Je veux ainsi » (p. 322). « Repasser » prend du temps, car il faut passer et repasser, mille fois souvent.

    Dans ce cas, la nécessité est convertie en liberté. La nécessité de mon origine, de mon caractère… ; la nécessité de ma vie (naissance, mort), la nécessité des lois de la nature. Je ne peux pas m’en défaire et il n’est pas bon de s’en défaire. Le consentement est ce mouvement de liberté vers la nature pour se joindre à la nécessité et la convertir en soi-même » (p. 324-325). La convertir en liberté !

    Consentir a deux sens : il peut signifier accorder, autoriser, se prononcer en faveur de quelque chose, accepter que quelque chose se fasse ; ou se rendre à un sentiment ou à une volonté d’autrui. C’est ce deuxième sens qui fait l’originalité du consentement. L’expression « se rendre » en dit long, sur l’influence de ce qui nous arrive. On se rend, il n’y a plus d’autre solution. Nous sommes contraints ! Mais c’est de la liberté néanmoins, la nécessité devenue liberté, dans l’acte du vouloir.

    « Il y a une conspiration de la volonté avec l’ordre du corps, et au-delà du corps avec l’ordre du monde » (p. 323).

    « Le consentement est expressément un vouloir sans pouvoir, un effort impuissant, mais qui convertit son impuissance en une nouvelle grandeur » (p. 323).

    « Le consentement vient relayer l’essai imparfait de l’ordre de la motion volontaire (premier sens de la volonté) pour étreindre le réel… » (p. 324-325).

    Une volonté et une liberté offertes, sans reste, dans l’humilité de sa donation : voilà ! Me voici, oeuvrons ensemble : c’est cela le consentement.

    4
    Quelques exemples :
    La terre et moi : oeuvrons ensemble, puisque nous sommes dépendants l’un de l’autre. Consentons à la terre, épousons ses contours, ses volontés propres ; accueillons ses fruits.
    L’autre et moi : consentons, « sentons ensemble » ce que nous sommes tous deux, posons les armes, estimons-nous.
    Les êtres vivants et moi : accueillons cette « connivence » avec les bêtes. Nous vivons ensemble, en effet, de la même vie, bien que de façon propre.
    Et ainsi pour l’ensemble des réalités qui nous « touchent » (physiquement, psychologiquement)… Le consentement n’est-il pas ultimement un « toucher » (Merleau-Ponty appelle ce toucher, « la chair ».

    Le consentement est humble et généreux, prêt à œuvrer en de multiples coopérations.

    5
    Il y a tout de même un opposé au consentement, c’est le refus, le « non ». Derrière ce refus, il y a « le vœu de totalité », m’amenant à récuser ce qui ne dépend pas de moi, et qui pourtant me constitue. « La conscience se croit prométhéenne et ainsi le devient. C’est sur cette possibilité que le consentement devrait se reconquérir (p. 436).

    Cela signifie que le consentement est aussi un grand combat contre soi-même. Il faudrait que notre « soi-même », soit « comme un autre » (Paul Ricoeur). Un autre : il faudrait que notre soi soit la terre, soit l’autre, les bêtes, le monde, la nature…

    Quel beau nom, hein ! Ca se dispute certainement – faites-le… en toute charité chrétienne -, mais c’est un beau nom !

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    Dispute 47

    L’amitié peut-elle être universelle ?

    Ça se dispute en effet.

    On a montré dans la dernière chronique, l’importance du thème de l’amitié. Mais une amitié un peu nouvelle, dégagée de son approche trop psychologique et intimiste. Nous parlions, avec le pape François d’une « amitié sociale » ou d’une « amitié politique ». Une amitié large, ample… universelle, débordant les cercles fermés et protecteurs de la vie privée.

    1
    Selon le philosophe grec Pythagore (6ème siècle avant Jésus-Christ tout de même !), l’amitié universelle englobe tout ce qui existe : selon lui, il faut aimer d’amitié les frères humains, mais aussi les bêtes, mais aussi la terre, les astres, mais aussi les dieux, comme dans une sorte d’harmonie universelle.

    On dit que Pythagore est l’inventeur de l’amitié (la philia) ! Non seulement il en fait la théorie, mais il s’exerçait à une vie d’amitié entouré de disciples autour de lui, au sein d’une des premières écoles grecques de philosophie. Il leur enseigne un style de vie sans possession en propre et avec usage commun des biens au sein de la communauté. Détail : les femmes étaient admises dans la communauté des philosophes ! Saluons !

    Nous n’avons pas d’écrits de Pythagore lui-même. Mais le philosophe Jamblique (4e-3e s. avt JC) nous en parle de façon assez complète. Il dit de Pythagore qu’ « il a enseigné avec la plus grande clarté l’amitié de tout envers tout : celle des dieux envers les hommes, celle des connaissances les unes envers les autres, celle de l’âme envers le corps, de la raison avec l’irrationnel, celle des hommes les uns envers les autres, celle de l’homme envers sa femme, celle envers ses proches à travers une communauté sans perversion, en un mot de tous envers tous, et en outre envers certains des animaux dépourvus de raison, à travers la justice, les liens naturels et la communauté… Pour toutes ces choses, afin de les rassembler sous un seul et même nom, on s’accorde à dire que Pythagore a été l’inventeur du mot « Amitié » (philia) et en a établi les lois. Et il a enseigné à ses disciples une si merveilleuse amitié que maintenant encore, pour désigner ceux qui sont animés de la plus vive bienveillance réciproque, on dit couramment que ce sont des pythagoriciens »

    2
    A une époque où nous devenons très sensibles à la violence sous ses diverses formes – la violence entre frères humains, la violence envers la terre, la violence envers les bêtes, la violence envers soi-même, la violence d’une science et d’une technique agressives, la leçon du vieux philosophe ne manque pas d’intérêt, car il envisage les choses selon l’unité. Comme le pape, qui parle d’écologie intégrale », où la même « loi » d’amitié et de respect s’applique à notre relation à la terre, aux êtres vivants, aux humains.

    C’est une conception de l’amitié généralisée, constituant comme un principe du monde, et dans laquelle s’incarne l’amitié humaine particulière – celle-ci n’est pas isolée, idolâtrée -. Il y a une « amitié de tout envers tout ».

    3
    Et même pour Pythagore, vous l’avez remarqué, la relation aux dieux est incluse dans ce tourbillon d’amitié à une époque – heureuse ? – où les dieux étaient très mêlés à la vie, au cosmos, aux astres, à la politique, à la conduite de sa maisonnée, à la conduite de la guerre, aux amours, à la mort ! Quant à nous, notre Dieu n’est-il pas devenu tellement transcendant et pur, qu’il a quitté le réel… et que notre culture s’est désintéressée de lui, ou en tout cas, est entrée en grand débat avec lui ! C’était déjà la position d’Aristote qui a si bien parlé de l’amitié : il disait qu’il ne peut pas y avoir d’amitié entre les humains et les dieux car ceux-ci étaient trop inégaux, et pour cette raison, inaccessibles. Cela vaudra bien une chronique spéciale sur un sujet très cher au chroniqueur : Pourquoi Dieu est-il devenu si lointain dans notre culture ? Et un vrai dialogue avec la culture grecque ancienne serait bien précieux. Il faut toujours voir ce qui se passe ailleurs ! (le chroniqueur moralise : mauvais signe).

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    De plus pour Pythagore, l’amitié est matière à commandements, ce qui ne manque pas d’être étonnant : l’amitié n’est pas spontanée, coulant de source, et même quand elle est là, incontrôlable ? Pour le philosophe, l’amitié nécessite une éducation : bannir la rivalité et la jalousie ; dominer son ressentiment, la mansuétude dans les remontrances ; écarter le mensonge pour laisser la place à la seule confiance ; être constant dans les infortunes et les accidents de la vie ; combattre noblement quand il y a conflit et nécessité de combat ; le respect et le caractère sacré de l’adversaire dans le combat ; fixer des règles, établir l’amitié sur des conventions.

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    La doctrine de Pythagore a eu une Influence quasi certaine sur les premiers chrétiens avec leur partage des biens (Ac 2, 42-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16) : les expressions « tout en commun », « une seule âme », « qu’un cœur et qu’une âme », utilisées par l’helléniste Luc, amènent à penser qu’il « fait le choix d’évoquer l’unité des amis du Christ par des expressions grecques consacrées » (Follon, Sagesses de l’amitié II, p. 17). Et même, cet idéal pythagoricien n’est pas sans liens avec l’utopie monastique qui va éclore dès les premiers siècles chrétiens. Et nos communautés chrétiennes ? Qu’est-ce que ça donne ? « Ils n’avaient qu’un cœur et une âme «  ? « Ils mettaient tout en commun » ? Sont-elles des communautés d’amitié ? (Le chroniqueur se met à prêcher, il faut arrêter).

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    Une pensée dans la ligne pythagoricienne pour finir ! Celle de notre pape François qui mérite d’être étudié en détail sur ces questions, et dont je ne peux pas croire qu’il n’ait pas lu Pythagore dans sa formation jésuite – sérieuse, comme il se doit ! Il dit « L’amour authentique à même de faire grandir, et les formes les plus nobles de l’amitié résident dans des cœurs qui se laissent compléter ».

    Si vous ne le saviez pas, Pythagore n’est pas seulement un inventeur de théorèmes !

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    Dispute 46

    Peut-on parler de « mystique politique » ou de « mystique sociale » ?

    Voilà une belle dispute en perspective dans les foyers. En tout cas, le pape François le fait ! Il parle de la « mystique de vivre-ensemble »

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    Tandis que nous avons voté et allons voter (jusqu’aux législatives), n’est-ce pas « lunaire » de parler de la sorte, de l’ « amitié de vivre-ensemble » ? On voit mal l’un des candidats affichant : « Moi, mon programme, c’est l’amitié sociale… ou la tendresse ! » Mais nous, nous pouvons le faire, et c’est le cas, avec quelle profondeur et constance, de notre pape.

    « De nos jours, alors que les réseaux et les instruments de la communication humaine ont atteint un niveau de développement inédit, nous ressentons la nécessité de découvrir et transmettre la « mystique » de vivre-ensemble, de se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se soutenir, de participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer en une véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un saint pèlerinage » La joie de l’Evangile, § 87).

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    Des propos d’une grande classe ! En effet, il y a grand besoin d’ « enchanter » la vie politique et les rapports avec ses institutions, en un temps où l’on parle de « fatigue » et de « fracture » démocratiques. Le meilleur de la théologie et le meilleur de la philosophie procurent cela : le goût pour la politique, sa noblesse. Elle est l’ « action » par excellence pour Hannah Arendt ! Pour le pape Pie XI elle est le « champ de la plus grande charité, la charité politique » (repris par le pape François dans sa magnifique Exhortation : Tous frères.

    Philosophie et théologie proposent une « vision du monde » qui fait appel à la morale, certes, mais aussi à l’imaginaire, au symbolique que portent en elles, les personnes, les nations, les régions, l’Europe etc. Quelle richesse d’imaginaire reçue de nos relations politiques ! Même si elles sont parfois compliquées, conflictuelles ou tragiques (la guerre sous nos yeux en ce moment).

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    Cet imaginaire, le pape François en est un chantre merveilleux. Pour lui, l’imaginaire, le symbolique, s’apparente à la mystique.
    Au dire d’un bon connaisseur du catholicisme actuel et de la pensée du pape (le théologien Christoph Théobald), les mots qu’il emploie pour parler de l’exercice politique sont quasiment mystiques, nous envoyant dans un « monde autre », sans déserter le monde commun évidemment, qui est le lieu du politique. C’est une grande originalité de ce vocabulaire usuel mais éclaté en mystique, et qui les rendent si attachants.

    C’est le cas pour le mot « tendresse », qu’il utilise pour parler de la vie politique. Il parle aussi d’ « amitié politique » ou d’ « amitié sociale » ou encore de « fraternité mystique »- vocabulaire mis habituellement à distance de la politique avec ses combats, ses négociations, ses compromis acquis de longue lutte ! C’est de la « mystique sociale » ! Nous sommes dans l’immense imaginaire humain – et divin, si nous croyons en Dieu.

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    Pour montrer l’importance de cette petite « mystique sociale », Christoph Théobald ne craint pas de la situer dans la suite de deux formes connues de la mystique : 1) celle des grands saints et saintes (Jean de la Croix), qui paraît élevée et élitiste, mais qui ne l’est pas en fait ; 2) celle de Thérèse de Lisieux, mystique de la vie ordinaire, avec son « esprit d’enfance », à l’usage de tous, et qui a fait son immense succès, et qui en fait est plus élevée qu’on croit.

    Christoph Théobald dit que la mystique sociale du pape peut s’inscrire dans cette lignée. On peut avoir de l’estime pour cette mystique du social et du politique, qui se pose sur nos engagements divers et leur donne vie, consistance, grandeur et leur donnent une « incarnation », une descente dans la chair : c’est cela la vraie mystique. Elle est, comme la petite voie de Sainte Thérèse, à la portée de tous les cœurs, et peut être mise en œuvre dans la moindre de nos actions à caractère politique ou sociale.

    La petite mystique sociale ne dispense pas des luttes pour la justice, la liberté, l’égalité… Mais tout de même, les fondamentaux de la vie politique sont bien le parti pris de fraternité, d’amitié, et le présupposé indiscuté de la bonté des gens…

    « En politique, il est aussi possible d’aimer avec tendresse. Qu’est-ce que la tendresse ? C’est l’amour qui se fait proche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles, aux mains… La tendresse est le chemin à suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux ». Dans l’activité politique, « les plus petits, les plus faibles, les plus pauvres doivent susciter notre tendresse. Ils ont le droit de prendre possession de notre âme, de notre cœur… » (Tous frères § 194).

    Une mystique on ne peut plus concrète, charnelle. Quel imaginaire en effet, et quel service rendu à la vie politique !

    Eh bien oui, nous devrions en période électorale lire les grands inspirateurs du politique : Platon, Aristote, Kant, Hannah Arendt, Simone Weil et combien d’autres ! Et aussi les théologiens du social et du politique, comme notre pape ! A défaut, on peut lire cette chronique ! (Blague !)

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    Dispute 45

    « Des institutions justes » : peut-on s’en passer ?

    Des votes sont en cours, jusqu’aux législatives. Depuis trois chroniques, le philosophe Paul Ricoeur nous permet de nous rappeler les « fondamentaux » d’une vie politique saine.

    Pour lui, la politique démarre avec l’éthique, c’est-à-dire avec ce que vise l’homme quand il agit. Or l’éthique se résume par ces trois composants : 1) Viser à la « vie bonne »…, 2) avec et pour les autres .., 3) dans des institutions justes » (Soi-même comme un autre, Seuil Essais 1990 (p. 202).

    Suite aux disputes précédentes, nous en arrivons aux « institutions justes » ? Souvent elles sont décriées, lassantes, usées, conformistes attractives. On leur préfère la vie, les initiatives personnelles ou à plusieurs (associations…). . Mais il arrive aussi qu’elles mobilisent beaucoup : un intérête qui se remarque à certaines élections.

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    Et pourtant dit le philosophe Paul Ricoeur, « le vivre-bien ne se limite pas aux relations interpersonnelles, mais s’étend à la vie des institutions ».

    Cela permet de prendre en compte dans notre action politique, pas seulement les personnes croisées dans la vie, mais toutes les personnes (les « tiers » comme les appelle Paul Ricoeur). C’est vraiment la caractéristique du « politique » par rapport au privé (le privé des relations personnelles, choisies ; ou le privé des engagements au sein d’associations).

    Elles ont vocation à créer un « espace public » où l’on peut parler politique, débattre, agir et exercer son pouvoir qui n’est pas réservé aux seuls gouvernants. C’était l’idée géniale de la philosophe Hannah Arendt dont il a souvent été question dans ces chroniques : le politique, c’est la vie publique, non pas à la maison, mais sur le forum !

    Le bienfait irremplaçable de l’institution est de s’inscrire dans la durée, en établissant une relative permanence des groupes réunis autour d’un projet commun, à tous les échelons national, européen, international, régional, municipal etc. Le groupe est délivré de l’éphémère qui peut être bien cruel pour des catégories de gens, en particulier les plus pauvres.

    Ce qui ne veut pas dire que les institutions ne doivent pas changer ! Car elles peuvent être injustes ou incapables de répondre à de nouveaux besoins. Les révolutions ou les grandes réformes se sont chargées de cette manœuvre !

    Ricoeur dit aussi que la grande affaire des institutions, c’est l’égalité entre les membres du groupe, ou bien la justice qui veille au grain (de cette égalité), en excluant les privilèges, les discriminations. Le rôle des institutions est de veiller à l’égalité de tous, sans privilèges, sans discriminations.

    Pour finir avec Paul Ricoeur, « l’égalité… est à la vie des institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles ». Dans celles-ci, c’est toujours tel visage, tel vis-à-vis, en présence duquel je me tiens. En politique, mon vis-à-vis est le « chacun », c’est-à-dire toute personne qui se présente, telle qu’elle est. Ce « chacun », comme professaient les stoïciens, est l’humanité entière. Voilà bien l’originalité de la vie politique… et son beau tourment ! Elle veille à « tous » et à « chacun ».C’était déjà l’idéal des stoïciens :

    « Or de quoi fait profession le citoyen ? De n’avoir aucun intérêt personnel, de ne jamais délibérer comme s’il était isolé, mais d’agir comme le feraient la main ou le pied s’ils pouvaient raisonner et comprendre l’ordre de la nature : ils n’auraient jamais ni aspiration ni désir, sans les rapporter au tout. » (Epictète, Entretiens, II, X).

    Le pape François le dit : « … un individu peut aider une personne dans le besoin, mais lorsqu’il s’associe à d’autres pour créer des processus sociaux de fraternité et de justice pour tous, il entre dans le « champ de la plus grande charité, la charité politique » (Pape François, Tous frères où il cite le pape Pie XI).

    Les « principe sociaux de fraternité et de justice » ont besoin d’institutions elles-mêmes justes pour les faire vivre, pour les promouvoir. C’est le « job » du politique, un « job » permanent ! Et passionnant.

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    A l’issue de ce parcours (un peu exigeant, votre chroniqueur le reconnaît, mais il est sans regrets) en élèves appliqués, résumons nos leçons : la vie politique ne pourra être bienfaisante, si trois fondamentaux sont honorés :

    1) être mus par la recherche de la vie bonne, sans laquelle la politique deviendrait une défense d’intérêts particuliers et une source indéfinie de violence : c’est la bonté ;

    2) le respect absolu des autres avec lesquels nous partageons la vie, en les reconnaissant pour ce qu’ils sont, en ayant à leur égard un regard d’amitié, et lorsque ces « autres » sont vulnérables, en ayant de la sollicitude pour eux : c’est l’altérité ;

    3) la volonté de soutenir les institutions justes qui assurent à la vie politique, aux autres et à moi, la stabilité et la défense des droits : c’est l’égalité.

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    La prochaine chronique voudrait offrir une réflexion, non plus sur les fondamentaux du politique, mais sur « la manière » du politique. Celui-ci à « sa manière » (noble évidemment) qui en fait une grande chose spirituelle. Notre guide irremplaçable : le pape François. Cette chronique, j’espère vous étonnera… comme toutes les autres ! Bonnes fêtes pascales.

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    Dispute 44

    La politique ? « Avec et pour les autres »

    Voilà que s’achève la campagne électorale et ce seront bientôt les votes. Depuis deux chroniques, le philosophe Paul Ricoeur nous permet de nous rappeler les « fondamentaux » d’une vie politique saine.

    Pour lui, la politique démarre avec l’éthique, c’est-à-dire avec ce que vise l’homme quand il agit. Or l’éthique se résume par ces trois composants : 1) Viser à la « vie bonne »…, 2) avec et pour les autres .., 3) dans des institutions justes » (Soi-même comme un autre, Seuil Essais 1990. Un peu difficile !).
    (p. 202).

    Suite à la dispute précédente sur la vie bonne, que dit-il dans cette expression « avec et pour les autres » ? Le deuxième point.

    Ceci, que la vie politique est l’expérience de l’altérité (les autres) maximale ! La vie politique, ce sont nous et les autres, dans une commune aventure, souvent conflictuelle, dramatique parfois. Comment vivre « en autres » ? Jusqu’où va le respect de l’autre ?

    Selon Paul Ricoeur, la relation à autrui revêt trois formes : la reconnaissance, l’amitié, la sollicitude.

    1
    La reconnaissance
    « Le souci de la liberté de l’autre commence par la reconnaissance entre lui et moi d’une similitude : le « tu » que je vise à la deuxième personne est aussi un « je » pour lui-même…« En reconnaissant autrui comme mon alter ego, je reconnais aussi que son désir d’être vaut autant que le mien ».

    Reconnaissance mutuelle des libertés, égalité dans l’échange, faisant qu’elle avoisine la notion de justice.

    La vie sociale et politique commence par la reconnaissance de la dignité d’autrui, de notre égalité commune, et même de l’unité de nos vies et de nos destins, comme des alter ego peuvent l’être. En politique le fondamental n’est pas la lutte pour que chacun survive, mais la reconnaissance des libertés des égaux qui sont comme nous-mêmes et qui doivent être reconnus pour ce qu’ils sont.

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    L’amitié
    Il y a de l’audace – de la naïveté, diront certains – à introduire l’amitié dans la vie sociale et politique. Le pape l’a fait dans sa remarquable exhortation apostolique Tous frères.
    . Ricoeur aussi.

    A la base de la vie politique, en effet, il n’y a pas la « lutte des classes » ou la défense des intérêts particuliers, mais une amitié ! Elle est un fondamental de la vie morale et politique. On parle plus communément de fraternité, ce qui n’est pas loin de l’amitié. On voit bien en effet qu’une société en perpétuels conflits n’est pas vivable, et qu’il y a un devoir de fraternité. Un devoir d’amitié.

    Ricoeur dit que « l’amitié ne ressortit pas à titre premier de la psychologie des sentiments d’affection et d’attachement pour les autres… mais bien à une éthique : l’amitié es une vertu – une excellence – à l’œuvre dans les délibérations choisies et capable de s’élever au rang d’habitus… » (p. 213) : l’habitus étant une habitude de vie bonne, une seconde nature. Si l’amitié était notre « seconde nature » ! Que de bienfaits pour notre vie sociale et politique, souvent âpre.

    Enfin, pour lui, la relation d’amitié est le paradigme (le type exemplaire, achevé, le « top ») de toutes nos relations (comme le rapport d’un soigné à un soignant, d’un maître à son élève, d’un gouvernant à un gouverné, d’un père et d’une mère à leurs enfants ! Même quand il y a une différence de conditions et de fonctions - et parfois une très grande différence - l’amitié peut s’instaurer. Il y a une seule exception pour Aristote qui a bien parlé de l’amitié : il ne peut y avoir une amitié entre les dieux et les hommes, à cause d’une différence démesurée ! Tel ne fut pas le cas quand le christianisme arriva !

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    La sollicitude
    La sollicitude est dissymétrique : médecin-patient ; enseignant- enseigné ; parents – enfants ; gouvernants – gouvernés… Il s’agit de prendre soin d’autrui, dans sa situation de vulnérabilité ou de dépendance.

    La sollicitude désigne d’une manière générale les « ressources de bonté » qui conduisent les individus à se soucier spontanément des autres ; elle entretient un lien particulier avec les thèmes de la souffrance et de la vulnérabilité.

    La vie politique, la vie sociale c’est le soin apporté à ceux qui en ont besoin, parce qu’ils dépendent de nous. La vie politique doit être pleine de sollicitude, en particulier aux plus pauvres d’entre nous. Une politique se juge sur la qualité de sollicitude à l’égard des plus démunis.

    Mais même là – dans la dépendance – une égalité est possible, l’égalité de l’amitié. Du soignant au soigné, au cœur même de cette dissymétrie, il reste qu’il y a symétrie de condition humaine : .le soignant et le soigné sont vulnérables tous les deux, dépendants tous les deux. C’est la condition humaine, et elle est vulnérable.

    L’amitié là aussi est le type de la sollicitude. Notre pape a parlé comme personne de la sollicitude envers les plus démunis, et de l’amitié avec eux - et pas seulement pour eux : réciprocité oblige.

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    Rendez-vous à la prochaine dispute pour le troisième volet : « des institutions justes ». Ce sera entre les deux tours ! Et puis, après nous passerons à autre chose. Comme nous passerons à autre chose après ces élections. Les sujets de « disputes » s’accumulent !

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    Dispute 43

    Peut-on encore parler de « guerre juste » ?

    L’instinct nous fait dire : non. « Quelle connerie, la guerre » (Jacques Prévert).
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    Et pourtant nous sommes amenés à juger et dire par exemple, qu’une guerre de légitime défense est juste. La résistance ukrainienne et quasi mondiale aux côtés des Ukrainiens, est justifiée, grands dieux !

    L’Eglise a depuis des lustres, mené une réflexion sur ce qu’elle appelle « la guerre juste », pour endiguer la violence gratuite à l’occasion des conflits. Il faut bien des critères (Voir Catéchisme de l’Eglise catholique §§ 2309, 2313).

    2
    Mais de nos jours même l’expression « guerre juste » est contestée en raison des moyens de guerre complètement délirants, qui eux-mêmes, en tant que tels, sont hors justice. D’où la question : peut-on encore parler de guerre juste ?

    La grande réponse du pape François dans sa magnifique encyclique Tous frères, consiste à dire qu’on ne le peut plus. Il dit :

    « Le problème, c’est que depuis le développement des armes nucléaires, chimiques ou biologiques, sans oublier les possibilités énormes et croissantes qu’offrent les nouvelles technologies, la guerre a acquis un pouvoir destructif incontrôlé qui affecte beaucoup de victimes civiles innocentes. Incontestablement, « jamais l’humanité n’a eu autant de pouvoir sur elle-même et rien ne garantit qu’elle s’en servira toujours bien ». Nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! » (258).

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    C’est un rejet sans appel de « la guerre juste ». Néanmoins Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef de La Croix, pense qu’on ne peut pas abandonner ce concept de « guerre juste ». Elle écrit : Face à Poutine, il serait absurde d’expliquer aux Ukrainiens qu’ils ne doivent pas se défendre militairement » (La Croix hebdo).

    Le Concile Vatican II rappelle la doctrine traditionnelle en matière de guerre : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation " (GS 80, § 4).

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    Par contre, le pape a eu récemment ces mots extrêmes pour dénoncer la guerre : « la guerre est diabolique. Elle vient du diable qui est meurtrier ». On se souvient que le Père Hamel de st-Etienne de Rouvray, adressait à son agresseur qui avait commencé de le blesser : « Satan, va –t-en ! Va-t-en Satan ». Et pourtant le procès exemplaire qui vient de se dérouler a été pénétré de réconciliation : Roseline Hamel, sa sœur, disant à la barre : « Vous n’aurez pas ma haine ». De même les propos d’un des accusés, Farid Khelil : « J’ai bien changé… Après six ans de détention, je ne suis plus le même homme. Je marche vers la rédemption. Il me reste beaucoup de chemin » (La Croix, 10 03 22).

    La grande philosophe juive Hannah Arendt qui a beaucoup écrit sur la politique, dit à propos des guerres et des révolutions – elle a connu tout cela ! – combien le destin des hommes en a été dévasté : « … ce destin n’a été que malheur partout où il a produit son effet et partout où les hommes ont été véritablement entraînés dans le tourbillon des événements. Et pour ce malheur que la politique a apporté aux hommes… il n’existe aucune consolation (Qu’est-ce que la politique, Seuil, p. 279).

    Oui, le peuple ukrainien est malheureux, nous sommes tous malheureux. Aucune consolation. Seulement se soutenir, et espérer : « Il [nous] reste beaucoup de chemin », beaucoup de rédemption.

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    Dispute 42

    Viser la vie bonne

    Comme cela a été dit dans la chronique précédente, la politique démarre avec l’éthique, c’est-à-dire avec ce que vise l’homme quand il agit. Or l’éthique se résume par ces trois composantes :
    1) Viser à la « vie bonne »…,
    2) avec et pour les autres e…,
    3) dans des institutions justes » (Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 202).

    Qu’en est-il de cette première composante : Viser à la « vie bonne » ?

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    Une vie réussie – mieux vaut dire une vie heureuse - est une vie bonne en effet. En politique, il s’agit d’une vie réussie et heureuse pour tous – y compris pour les hommes de demain (ceci est nouveau !). Mais qu’est-ce qu’une vie bonne ?

    Toutes les réalisations concrètes d’une vie bonne, en politique, visent un bien – le bien particulier de chaque personne, le bien commun des personnes.

    Mais il faut aller plus loin. Les auteurs anciens, - les Grecs évidemment ! -, ont pensé qu’au cœur de cette visée du bien des personnes, il y avait un aiguillon caché qui était la visée du Bien !

    Cette idée du Bien, (avec majuscule) dépasse de bout en bout les essais de vie bonne. Sans l’idée du Bien, le ressort de la vie bonne serait cassé. Le Bien est inatteignable, et pourtant on s’y réfère sans arrêt et il nous « porte ».

    En raison de cet « inatteignable », Il n’y a pas de vie bonne qui puisse se dire réalisation du Bien absolu : La vie bonne reste toujours problématique pour les humains, elle est toujours in via, toujours sur le chemin de la perfection du Bien.

    Entre ces deux extrêmes - le Bien inatteignable et le bien réalisé pleinement dans une vie bonne -, par exemple dans telle configuration politique jugée bonne -, il y a la place pour la recherche concrète du Bien ; la place pour les chutes et rechutes dans une vie mauvaise, égoïste, éloignée des responsabilités que nécessite une vie sociale heureuse. Les formes de la vie politique sont toujours « en chemin », réformables à l’infini. On ne peut pas « sacraliser » une forme de réalisation politique. Ceci est contraire au christianisme en particulier.

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    Cette visée de la vie bonne inscrite en chaque homme, peut être « recouverte » comme d’une chape. Il y a toujours le repli frileux dans la vie privée – la vie familiale, « domestique », ou bien le développement des goûts particuliers (à l’infini : dans la musique, la lecture, le cinéma, le sport et j’en passe).

    Et pourtant, cette « privatisation » de nos vies est selon Hannah Arendt, une « privation ». Le privé prive ! Il prive des joies et des audaces de la vie publique. On ne peut pas dire qu’on « se réalise » dans une vie volontairement et exclusivement privée. Hannah Arendt a fait comme personne, l’éloge de la vie publique (avec les bonheurs de la vie sociale, de la « gloire » des relations avec autrui, des joies du partage…Elle dit :

    « L’être humain qui ne trouve pas sa place dans une communauté politique, qui n’a pas de statut politique, ne dispose plus que des qualités de la vie privée. Son existence est réduite à « ce qui nous est mystérieusement accordé de naissance et qui inclut la forme de notre corps et les dons de notre intelligence, auxquels répondent les hasards de l’amitié, de sympathie, de l’amour »

    3
    La grande pensée grecque vient à nouveau à notre secours. Pour ces penseurs, le bien recherché par l’homme, un bien digne de lui, de son honneur et de sa joie, comprend trois caractéristiques :

    Il doit porter sur l’ensemble de la vie humaine. Il ne consiste pas en événements, en épisodes ou en sensations, mais doit pouvoir être pensé comme un aspect de l’activité qu’est la vie même. En politique, cela veut dire qu’il doit porter sur l’ensemble des personnes, sans exclusion. L’humanité des humains est unitive : il y a une unité des hommes, ceux du passé, du présent et de l’avenir.

    Il est le fait de la raison qui délibère. L’exercice politique par excellence est la délibération au sujet du bien commun, et une délibération qui se déroule sur la base d’arguments de raison. Les capacités de la raison sont sollicitées pour la bonne marche de la vie politique, elle qui est habilitée à discerner le bien et le mal, le meilleur ou le moins mal, la conviction et le compromis…

    Il se réalise par la vertu. Une vie bonne est une vie vertueuse. On connaît les grandes vertus : prudence, force, tempérance, justice ; et aussi toutes les autres « capacités » - Ricoeur parle de « capabilités ». Nous sommes capables de faire le bien, d’avoir de l’empathie, de la générosité, de la solidarité, de la tendresse, de l’amitié. Cela peut s’appeler la vertu, cette habitude acquise de faire le bien, à la limite sans trop d’efforts ! Mais l’apprentissage pour devenir vertueux en demande beaucoup !

    Voilà ce que vise un homme lorsqu’il agit en politique, lorsqu’il vise une vie bonne et le Bien. La vie bonne
    1) n’est pas partielle mais est l’affaire de toute une vie unifiée ;
    2) elle s’exerce par l’usage de la raison et de la discussion entre hommes raisonnables
    3) elle suppose un engagement vertueux.

    4
    À plusieurs, en politique, nous visons une vie bonne pour tous, grâce à l’usage de notre raison, écartant les délires dangereux de toute puissance ou les dangers de l’abandon de la partie, sous prétexte que la politique ne vaut rien

    Nous sommes en période électorale. Il est facile d’évaluer la qualité de notre vie politique à partir de ces critères.
    Ai-je engagé ma vie dans la volonté d’être vertueux ?
    Est-ce que je me contente de petites visées, privées, égoïstes, consuméristes ?
    Suis-je à l‘écoute de cette injonction à choisir le bien pour lequel je suis prédisposé, prédestiné ?
    Est-ce que je réfléchis suffisamment personnellement et est-ce que j’en délibère avec autrui, de façon raisonnable et pas seulement selon nos affects désordonnés comme la colère, l’intolérance… qui ne manquent pas de s’inviter dans nos délibérations politiques (comme dans les affaires de religion, du reste ! Çà chauffe souvent).

    En tout cas, une élection met en jeu tout cela. Ce sont les candidats eux-mêmes qu’on doit interroger sur ces composants de la vie politique. Sans manquer de nous interroger nous-mêmes ! Les hommes engagés en politique poursuivent une fin, et c’est le bien de tous, le « bien commun » mu par le Bien tout court.

    Lorsque dans un contexte politique si particulier qu’est l’état de guerre en Ukraine et sa répercussion mondiale, on voit avec encore plus de force, combien la vie politique ne doit pas oublier la visée du bien des personnes et des sociétés. On voit mieux dans des périodes de ce genre combien s’engager en politique est une grande cause. Il n’est pas rien de viser le bien, ou de viser autre chose.

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    Dispute 41

    Les fondamentaux de la vie politique

    Disputes fameuses en perspective ! On sait ce que discuter de politique ou de religion produit ! Ou de vaccin !

    Notre pays est déjà entré dans une intense période électorale avec les campagnes des candidats et bientôt les votes. Pour éclairer nos choix, les évêques de France ont fait une déclaration : « L’espérance ne déçoit pas ». Ce peut être un moment opportun pour revisiter nos classiques ! Les propos de campagne et même les déclarations d’évêques supposent des attitudes de fond déjà bien mises en place. Votre chroniqueur les emprunte au philosophe Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre, Seuil Essais 1990. Un peu difficile !).

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    Pour lui, la politique démarre avec l’éthique, c’est-à-dire avec ce que vise l’homme quand il agit. Or l’éthique se résume par ces trois composants :
    1) Viser à la « vie bonne »…,
    2) avec et pour les autres e…,
    3) dans des institutions justes » (p. 202).

    Ces composants concernent trois instances – et pas une, ou deux, au risque de fausser la vie politique, mais bien trois :
    1) Le « je » avec sa « visée de la vie bonne », le « je » des personnes ;
    2) Le « tu » avec lequel il faut « composer » une vie commune, y compris bien sûr avec les autres qui ne pensent pas forcément comme moi : c’est le « nous » des relations ;
    3) Le « il » impersonnel, le « il » que l’on trouve dans l’expression « il faut bien des institutions pour que ça marche ».

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    Il faut souligner la dangerosité en théorie politique, de l’isolement d’un des trois composants.

    Les dérives du « je » seul : sans les autres et les institutions, la visée de la vie bonne est inopérante, elle peut être pleine de bonnes intentions. Dans l’Église aussi, on repère facilement les « planants ».

    Les dérives du « tu » seul : une socialité qui ne repose pas sur les « je » des êtres singuliers, est dépersonnalisante : on a des exemples fameux au XXe hélas. Une Église peut fonctionner en « tu » sans les « je » des personnes : abus de pouvoir de clercs et de responsables laïcs. Et sans le « il » des institutions : dérives charismatiques en tout genre, absence de vérification…

    Les dérives du « il » : c’est le bureaucratisme qui ne repose que sur les institutions à faire tourner. L’Église n’est pas à l’abri du « il » impersonnel et du « il » in-social » de l’institution.

    Isoler ces composantes, c’est comprendre chacune comme une totalité. Le drame du totalitarisme, si magistralement étudié par Hannah Arendt (Le système totalitaire, Seuil 1972) ou par Raymond Aron (Démocratie et totalitarisme, Gallimard, Folio 1992) peut corrompre jusqu’à nos pratiques coutumières, les pratiques personnelles, sociales ou ecclésiales. Notre « moi » peut être totalitaire, ou bien le « nous » social, ou bien la machine institutionnelle.

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    À l’inverse, unir ces trois composants, c’est « laisser du jeu » entre eux, le jeu de la liberté si essentiel en politique, le je de la démocratie. Les programmes électoraux des candidats en campagne peuvent être analysés selon cette grille. De même nos comportements ecclésiaux.

    Cela veut dire qu’il faut faire attention à ce qu’on pense en se protégeant de toutes parts : « Père gardez-vous à droite, Père gardez-vous à gauche ». C’est le propos que tient un des fils du roi Jean II, Philippe le Hardi, à la bataille contre le Prince Noir anglais à Maupertuis, au sud-est de Poitiers (donc pas loin de « chez nous »), le 19 septembre 1356. Mais la qualité d’une vie politique est au prix de ce subtil dosage.

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    Pourquoi ne pas reprendre un à un ces trois composants dans les chroniques suivantes, espérant que le chroniqueur garde toute sa tête d’ici là. La prochaine porterait sur la visée de la vie bonne. En effet, à la base de toute vie politique, il y a le choix du bien, du bon. À bientôt j’espère.

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    Dispute 40

    La caresse est-elle un sujet philosophique ?

    Voilà bien une question déroutante, à la limite du sérieux ! Elle sera matière à belles disputes et conversations chez vous ou au café du commerce. C’est une occasion aussi d’entre-apercevoir la magnifique pensée d’Emmanuel Lévinas, qui méritera bien qu’on y revienne, en particulier dans l’analyse qu’il fait du « visage ».

    Gagné par la paresse – il n’a pas dit : gagné par la caresse -, votre chroniqueur se retire derrière l’admirable et simple présentation qu’en fait le philosophe Roger-Pol Droit, qui tient dans Le Monde du vendredi une chronique de philosophie (Publié le 20 août 2009 - Mis à jour le 04 septembre 2009)

    « Au premier abord, on ne s’attend pas à trouver, dans un livre de théorie philosophique aussi dense et complexe que Totalité et Infini, des pages consacrées à la caresse. Qu’elle soit d’amour ou de tendresse, de désir ou de protection - à moins qu’elle ne conjugue tous ces traits -, la caresse semble loin des concepts, des analyses rigoureuses, des efforts d’abstraction…Ce geste d’affection ne mobilise pas, habituellement, la raison du philosophe. »

    1 - La caresse

    « Pourtant, dans ce livre majeur, paru en 1971 et devenu, depuis lors, un des piliers du paysage philosophique contemporain, Emmanuel Levinas (1906-1995) consacre à la caresse des pages inattendues. C’est en fait l’étrangeté même de la caresse qui retient d’abord son attention. Ce penseur - qui a mis au premier plan la question de l’autre, sa priorité sur moi, l’exigence éthique découlant de sa seule présence et de son visage - découvre qu’avec le toucher s’ouvre un espace-temps singulier.

    Car la caresse ne vise, selon lui, "ni une personne ni une chose". Elle fait naître un entre-deux, un monde intermédiaire, où chacun, à la fois touchant et touché, n’est plus exactement soi-même, sans être pour autant devenu autre. Consistant "à ne se saisir de rien", la caresse se contente d’effleurer. Elle glisse, toute en tact, indéfiniment. Elle cherche, sans savoir quoi, sans rien trouver, mais sans cesser. En fait, elle "marche à l’invisible". Ce toucher-là est donc bien autre chose qu’une banale affaire de peau, de cellules, de nerfs et de synapses. »

    2 - L’autre

    « La caresse, n’hésite pas à dire Levinas, "transcende le sensible". Le corps caressé-caressant n’est plus celui de la physiologie. Ce n’est pas le corps-chose des anatomistes ou des médecins. Mais ce n’est pas non plus le corps exhibé de l’artiste dansant, ni l’organisme soumis aux contraintes du travail, ni la silhouette courbée aux ordres des pouvoirs. C’est un corps autre, à la limite du dicible et du pensable. Curieusement obscur et lumineux à la fois, jamais entièrement présent, toujours en devenir, comme en deçà du monde des choses… Car ce monde où l’autre a priorité est aussi celui de l’incertitude, du suspens des dogmatismes, de l’interruption des convictions tranchées…

    À la pensée du regard - qui depuis Platon discerne des arêtes fixes, qui voit l’autre comme une chose parmi les choses, qui privilégie l’identité - la réflexion contemporaine, depuis Emmanuel Levinas, oppose donc une pensée du toucher, qui voudrait fonctionner différemment. Sans doute peut-on la juger déconcertante, car elle n’est pas bardée de certitudes ni cuirassée d’évidences. Mais cet incertain possède, en revanche, une portée éthique fondamentale. "Il faut que les catégories manquent, écrit Levinas, pour qu’autrui ne soit pas masqué." »

    3 – La vulnérabilité du moi

    Et Roger-Pol Droit de conclure sur le thème de la vulnérabilité. Les caressés-caressants sont à la merci l’un de l’autre, ils perdent quelque peu leur indépendance et leur maîtrise : où la caresse va-t-elle les mener ? Être à la merci de l’autre dans le toucher réciproque, c’est devenir vulnérable, dépendant de l’autre. Et qui plus est, dépendant de l’autre dans la constitution de mon propre « moi », de mon être comme sujet.
    « Dans une telle perspective où la vulnérabilité de l’autre est reconnue, quelles conséquences pour la compréhension de soi. Qu’est-ce qu’un homme, et un homme en société si on se convertit à la vulnérabilité. Quel sujet « nouveau » émerge-t-il ?

    L’irruption de l’autre pourrait faire perdre la conscience de son identité personnelle, de sa « consistance » propre. « Cette irruption ne signifie pas la fin de l’homme, de sa conscience de son être. Au contraire, c’est même la « naissance latente du sujet » (A., p. 218-219) ».

    Magnifique, non ? L’homme naît à lui-même grâce à l’autre, en assumant leur commune vulnérabilité. « La naissance latente du sujet » : une expression à se pâmer d’admiration ! Ci-dessous une citation de Lévinas, une citation admirable pour conclure une admirable chronique, une de plus… faisant que cette chronique à caractère philosophique, devient « incontournable » comme on dit pompeusement maintenant !

    Après ces bêtises, à bientôt une chronique sur le « visage », toujours chez Lévinas. Encore plus fort ! C’est dire !

    « Ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse… la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce « ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre ou nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. Et la caresse est l’attente de cet avenir pur sans contenu » (Totalité et infini, Biblio Essais 1971, p. 288, repris dans Ethique et infini, Poche, 4018, p. 61)

    N.B. Il faut rappeler que le sujet proposé dans la chronique 38 : « La paire externe de panhélies est-elle constituée de panhélies du grand halo ou bien de panhélies de panhélies », était une grosse blague d’un ami qui me veut du mal !

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    Dispute 39

    « Il faut positiver » : Ça se dispute.

    Ça se dispute en effet. Nous n’avons pas à encombrer les autres de nos tristesses, surtout des fausses dont nous faisons étalage. Dieu merci, heureux sommes-nous de pouvoir confier à des amis nos vraies tristesses, celles dont nous sommes accablés et incapables seuls, de nous en sortir.

    Quant aux fausses tristesses, faut-il en affliger le genre humain ? L’élégance voudrait qu’on leur épargne cette mise en scène ennuyeuse. La fameuse tribu des « Tamalou » est loquace, le matin surtout, mais aussi à midi et le soir !

    Un slogan est à la mode, pour nous faire oublier nos tristesses, vraies ou fausses : « Il faut positiver ! » Il faut positiver qu’ils disaient, et à coups de travail sur soi, on serait sensé arriver à la joie. Grosse blague !

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    L’injonction de positiver a fait réagir une philosophe digne de respect, Elisabeth de Fontenay. Elle en souligne le ridicule. Elle avait quelques raisons à refuser ce style de comportement très artificiel en somme. Sa famille juive a été décimée par le nazisme (grand-mère, oncle et tante, cousins germains).

    Pour avoir tant souffert, son œuvre philosophique va porter sur la vulnérabilité. L’atroce vulnérabilité des camps ; la vulnérabilité des bêtes, qui nous a valu un somptueux livre sur la condition des animaux, Le silence des bêtes ; la vulnérabilité des handicapés, autre livre, Gaspard de la nuit, autobiographie de mon frère » (handicapé) ; elle a aussi écrit sur la vulnérabilité des soldats et de la population, lors des guerres de Vendée, impitoyables de part et d’autre, La grâce et le progrès, magnifique.

    Evidemment, cela donne une tonalité à l’existence, une tonalité tragique. L’auteur ne veut pas qu’on la gomme. Elle « résiste à l’injonction de positiver » : « J’ai toujours résisté à l’injonction de positiver… Je n’aime pas trop qu’on fasse la leçon à ceux qui ont été gravement traumatisés du fait de la malfaisance humaine en leur disant qu’il y a une obligation à revivre et un devoir d’être heureux…. »

    Elisabeth de Fontenay en appelle à deux philosophes unis dans « la volonté commune d’expulser les sentiments négatifs et de refuser la déperdition d’être qu’ils entraînent. Il est écrit en effet, dans la quatrième partie de l’Ethique que la joie est bonne alors que la tristesse est mauvaise. Et Nietzsche le dit aussi, bien qu’autrement. »

    Et elle porte ce jugement : « Eh bien je me demande s’il n’y a pas une légère couche de bêtise dans ce refus du tragique qui consiste à valoriser à tout prix les expériences positives. Kant, Hegel, Schopenhauer, Kierkegaard, Adorno sont à différents titres… des penseurs de la négativité et cela leur a donné du mouvement pour aller très loin dans l’exploration de la permanente insécurité en quoi consistent nos existences » (Actes de naissance, Seuil, 2011, p.86-87).

    C’est vrai que le philosophe Spinoza a écrit des pages splendides sur la joie. C’est vrai que Nietzsche a mis en pièce les fausses consolations de la religion et sa propension à créer le ressentiment : la religion allant contre la vie, contre la joie, avec ses pénitences, son obnubilation par le péché, le salut. Marx aussi, a reproché aux religions d’offrir de l’opium – « l’opium du peuple » - qui lui fasse supporter les douleurs du présent grâce à la perspective des joies célestes.

    Mais cela ne peut gommer « la permanente insécurité en quoi consistent nos existences » comme l’affirme Elisabeth de Fontenay.

    Mieux vaut donc ne pas faire semblant d’être heureux si cela porte atteinte à la vérité.

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    Cela amène à réfléchir sur le sens des fêtes : n’ont-elles pas la vertu de nous purifier nos existences de ses passions négatives ?
    Un philosophe fameux, retiré au Grand-Pressigny, pas très loin de chez nous, traducteur de Heidegger – excusez du peu ! -, rencontré dans un bar de la place Notre-Dame à Poitiers autour d’un bon repas, distingue entre fêtes et fêtes. Aujourd’hui, les fêtes pullulent : fête de la science, fête de la musique, fête des mères (instaurée par le régime de Vichy, au passage !) ; la fête anniversaire, la fête du travail. L’auteur dit que ce sont des fêtes fabriquées, et que cela leur enlève le statut de vraie fête. Dur comme jugement ?

    La fête suppose en effet un « droit préalable », un droit à faire la fête, que nous ne nous accordons pas nous-mêmes, qui vient d’ailleurs et dont nous ne sommes pas l’origine première, comme si nous étions contraints à la fête par une nécessité extérieure, au-delà de l’humain.

    Notre pape émérite Benoît XVI, du temps où il était le Cl Ratzinger, avait développé la même idée – la non fabrication des fêtes :

    « Parce qu’il en est ainsi, toutes les civilisations ont admis que la fête supposait l’existence d’un droit préalable, que les acteurs de la fête ne peuvent s’accorder eux-mêmes. On ne peut de soi-même décider la célébration ; elle a besoin dune raison et singulièrement d’une raison objective, extérieure au désir qu’on en a. Autrement dit : je ne puis mettre en scène la liberté que si je suis libre ; sinon la prétention d’être libre se mue en illusion tragique. Je ne puis mettre en scène la joie que si le monde et le fait d’être homme donnent vraiment l’occasion de s’en réjouir » (La célébration liturgique de la foi, p. 63).

    On le voit, l’injonction de positiver que les hommes se donnent et s’imposent comme des esclaves, est contraire à la fête, et la fête est la manifestation pure et simple de la joie. Les fêtes s’imposent ou ce ne sont pas véritablement des fêtes.

    Cela dit, votre chroniqueur aimerait bien célébrer la fête de la bière si quelque pouvait l’accompagner en Bavière… Mais enfin, il n’est pas interdit de réfléchir de temps en temps : n’est-ce pas la vocation de nos fameuses « disputes », connues de partout, et bientôt sur RCF, la radio diocésaine qui va ouvrir un studio d’enregistrement à Niort ! Tout de même !

    Pour apporter des nuances à cette chronique sévère en matière de joie (Faut le faire !), une autre, spéciale « fête » sera nécessaire, car le sujet est passionnant. Mais voilà, les caractères sont chichement comptés à votre chroniqueur et encore, il va au-delà des limites prescrites (6246 aujourd’hui, record battu). C’est dire le martyre. Mais il essaie de « positiver » comme tout le monde pour ne pas être le plus malheureux des chroniqueurs.

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    Dispute 38

    Est-il bon de se sentir vulnérable ? Une mauvaise image de soi ?

    La situation sanitaire que nous vivons et qui s’éternise jusqu’à nous épuiser, nous rappelle la vulnérabilité des hommes. Le mot « vulnérabilité » s’impose à notre actualité comme un thème philosophique majeur.

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    Aujourd’hui, on parlera de la vulnérabilité des animaux, de la planète, de la vulnérabilité humaine, aussi bien sa vulnérabilité physique, que sa vulnérabilité psychique. On parlera de l’homme fragile, précaire, faillible, exposé, dépendant…

    Cela ne veut pas dire que les générations antérieures ne la connaissaient pas, mais le mot y était peu utilisé, et surtout elle n’était pas vraiment prise en considération dans l’identité du sujet, comme si elle était quelque chose qui lui était simplement accidentel. Tel n’est plus le cas.

    En réfléchissant un tout petit peu à ce qui nous advient dans la vie, on voit bien que non seulement les problèmes nous arrivent les uns après les autres (santé…), mais que nous sommes vulnérables : être homme, c’est être vulnérable. Cela entre dans la définition de l’homme, comme la dépendance dont elle est une des formes les plus impressionnantes

    Les philosophes ont été réticents à admettre cette « définition » de l’homme. Celui-ci était considéré dans ses capacités d’autonomie, de liberté, de puissance, de force, de magnanimité. Comme si les philosophes avaient honte de parler de la vulnérabilité, qu’elle n’était pas digne d’un homme.

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    Les manières de considérer la vulnérabilité de l’homme sont variées chez les Grecs, les grands ! Ce sont nos maîtres à penser !

    La plus intéressante est peut-être celle des Tragiques grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide). La vulnérabilité, ce sont ces pauvres humains soumis au destin et incapables de s’en sortir. En mettant en scène ces malheurs de la dépendance par rapport au destin, et en le faisant avec art, la tragédie grecque disposait le public à consentir à cette réalité funeste, inévitable de toute façon, à se consoler pour un instant, l’instant de la représentation. On dt que la tragédie avait un effet cathartique, purificateur.

    La figure emblématique du tragique de l’existence est Antigone qui expose sa vulnérabilité : elle est sœur de Polynice auquel le roi Créon refuse les honneurs de la sépulture. A cause de son opposition à cette décision, on sait qu’elle sera enterrée vivante. Ce destin de femme ne cesse de marquer nos imaginations, et sa vulnérabilité nous paraît d’une grande noblesse encore aujourd’hui. Nous continuons d’aimer les tragédies (théâtre, opéra, films, romans). La vulnérabilité des hommes, aussi bien celle des violents que des victimes, nous émeut et nous fait dire : oui, l’homme c’est bien cela : cet être vulnérable de bout en bout.

    Platon en raison de la haute idée qu’il se faisait de l’homme et de ses capacités de raisonner et de se conduire selon la raison, écarte la vulnérabilité. Platon envisageait ainsi la possibilité de l’invulnérabilité pour l’être humain, c’est-à-dire l’existence d’une posture, d’un état intérieur, où rien ne pourrait le toucher, le troubler, le blesser. Certes il y a une vision noble de l’homme, aristocratique probablement.

    Aristote a une position plus équilibrée, comme souvent (C’est sans doute la raison pour laquelle Thomas d’Aquin s’inspirera de sa démarche). Aristote accorde une grande importance, non seulement à la raison et à ses capacités d’autonomie, indéniables, mais à une raison « atteinte » par ses affects, ses émotions, son désir. La raison est mue par le désir, elle en est dépendante. Cela donne un sujet rationnel – ce qu’est l’homme en effet -, mais dépendant de ses affects. Et même dépendant de son animalité – pour lui, l’homme est un « animal rationnel ». Et donc l’homme pour bien agir, va devoir « composer » avec la vulnérabilité de ses affects, et ceux-ci sont bien difficiles à maîtriser effectivement. L’invulnérabilité est proprement inhumaine, orgueilleuse et dangereuse.

    Il faudrait encore parler des philosophes stoïciens, tellement importants dans l’antiquité et qui vont grandement marquer les débuts de la pensée chrétienne. Ils ont mis l’accent effectivement sur ce qui se met au travers d’une vie morale et humaine droite : les émotions. Elles influent sur le jugement, et on ne sait pas trop où cela mène. Mais les capacités morales de courage, de volonté vont éradiquer cette dépendance. Le stoïcien recherche la maîtrise de la raison et rejette la vulnérabilité qui se manifeste dans les passions négatives – la honte, la colère, le dégoût… car celles-ci ne sont pas dignes d’un homme.

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    Il était intéressant de voir ces diverses postures face à la vulnérabilité. Il est facile d’observer qu’elles sont les nôtres : certains – nous ! – seront sensibles au tragique de l’existence, et même y trouvant quelques complaisance dans leur représentation ; d’autres – nous !), seront conscients qu’il faut réagir, aller contre et qu’on le peut, il suffit de le vouloir ; d’autres « feront avec » leurs émotions, leurs affects et se débrouilleront à consentir à leur vulnérabilité d’homme. Le chroniqueur pencherait pour cette posture. Mais il se sent bien attiré par la tragédie ! Il va garder les deux. Quant à Platon, il ne peut pas s’en passer ! Donc il garde les trois !

    Il resterait à voir – encore une chronique épuisante à écrire… et à lire – combien la vulnérabilité est une condition partagée, et que cela change beaucoup de choses, en particulier dans notre façon d’être bienveillant, de soigner, d’aider… Bref celui à qui j’apporte le soin en raison de sa vulnérabilité, si je me sens moi même vulnérable viscéralement, je cesserai de lui infliger ma supériorité de soignant : j’ai en partage avec lui la même condition de vulnérabilité. Ce surplomb de notre bienfaisance mérite examen. On moquait les « dames d’œuvre » du temps passé, le présent a les siennes. Pour être correct, il faudrait parler aussi des « hommes d’œuvre », mais on n’a pas l’expression française.

    Il est temps d’arrêter cette chronique qui dangereusement vire au moralisme. Pour cette raison, une chronique ne devrait jamais être longue. Hélas, celle-ci l’est particulièrement.

    N.B Votre chroniqueur pourra chroniquer sur des sujets de chroniques que vous lui avez soumis : Une sur l’envahissement de la biologie dans la réflexion éthique (Compliqué) ; une sur le refus du Dieu Créateur, très répandu (Difficile) ; une autre, d’un lecteur ami : « La paire externe de parhélies est-elle constituée de parhélies du grand halo ou bien de parhélies de parhélies » (Impossible pour votre chroniqueur bien humilié par cette incompétence). Déprime. Au secours

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    Dispute 37

    Etre né

    Le fait d’être né est-il « disputable » ? Non, dirons les pacifiques, il a l’évidence du fait accompli. Eh ben non ! Voici comment.

    Votre chroniqueur, pour la Noël 2020, avait chroniqué sur la natalité (chronique 5, dont tout le monde se souvient), soulignant avec Hannah Arendt, combien elle est commencement d’un monde, surgissement d’une liberté, et carrément « le miracle qui sauve le monde ». Elle écrivait :

    « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine […] la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance.

    « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né » (Condition de l’homme moderne, Œuvres, Gallimard, p. 259).

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    Oui, mais nous sommes en 2021 et un nouvel aspect de la natalité mérite de retenir l’attention : en effet, être né, c’est découvrir l’infinie dépendance de sa vie, et de son être. Je ne me suis pas donné la vie ! Je suis né, et je ne peux pas dire que je nais : ma naissance m’échappe. Je suis né par oui dire ! Le oui dire de mes parents et de l’univers familial.

    Cette dépendance est riche d’enseignement. A une époque où on magnifie l’homme comme doué d’autonomie, de puissance, d’action, au risque d’en faire un être dominateur et donc violent, il est bon de rappeler ses dépendances qui l’ont fait être. Il est bon de souligner la passivité de son enfance, et même la dette de reconnaissance envers les parents et les générations passées.

    Une philosophe contemporaine comme Elisabeth de Fontenay s’inspirant d’un autre philosophe qu’elle affectionne, Lyotard, a particulièrement bien parlé de la naissance comme passivité, comme « chose reçue », non fabriquée, non produite par un acteur qui en ferait un motif d’orgueil ou de puissance. L’homme n’est pas l’auteur de sa vie. Son identité n’est pas que construite, loin de là, elle est reçue.

    « Cela signifie que l’on sait n’être pas l’auteur de son existence… Nous sommes nés avant d’être nés à nous-mêmes … Car ce n’est pas moi qui nais, qui suis enfanté. Moi je naîtrai après, avec le langage, en sortant de l’enfance, précisément. Et puisque nous sommes nés avant d’être nés à nous-mêmes, « nous sommes donc nés des autres, mais aussi nés aux autres, livrés sans défense aux autres. Nés à notre insu, nous nous trouvons livrés sans défense aux autres, à leur maîtrise qu’ils ne mesurent pas eux-mêmes »

    « Lyotard fait de cette misère de l’insu, la condition positive de nos destins. Ce sont les machines qui sont à plaindre, de n’être pas nés, de n’avoir pas eu d’enfance. Elles n’ont pas de manque, pas de dette donc pas d’histoire » (p. 64-65).

    « La vie me porte » ; « Je suis apporté et mis au monde par la naissance ; je serai emporté par la mort » (Ricoeur). « Mis », « emporté », voilà bien les verbes de la dépendance, envers des êtres qui m’ont « mis » au monde, et qui m’ « emporterons » en terre.

    Voilà la limite de la natalité. Mais une limite combien féconde. Cela amène à revoir notre conception de la liberté et celle de l’autonomie humaines souvent délirantes de positivité : non, il y a ce passif originaire qui, un jour, le jour de ma naissance, m’a fait le don de ma liberté. C’est beau, non ? Cette dispute était donc utile !

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    Reste que l’usage personnel de ma liberté est maintenu : cela s’appelle le « consentement ». Je dois « consentir » à mon acte de naissance.

    « Parce qu’elle n’est jamais atteinte comme un souvenir, ma naissance ne peut pas être répétée par la mémoire comme un choix que j’aurais pu faire ; une limite ne peut être intégrée à la conscience que par le consentement. Or consentir à être né, c’est consentir à la vie même, avec ses chances et ses obstacles… » (Ricoeur). C’est consentir à ses géniteurs, consentir au « flux » de la vie, de la culture, des mille « manières d’être homme » de toutes les générations antérieures.

    Mais le consentement étant un thème d’une telle fécondité, il faudra bien lui consacrer une nouvelle chronique, aussi géniale que celle-ci. Ce sera pour l’année 2022 que votre chroniqueur vous souhaite heureuse…et réfléchie, disputatio oblige !

    N.B La dispute normalement doit se poursuivre après la chronique – en toute charité : rappel. . Ne craignez pas de faire connaître vos réactions sur le site et de proposer de nouveaux sujets.

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    Dispute 36

    Il est bon qu’il y ait Noël

    Est-ce bien d’être bon ? Ça peut se discuter, mais pour votre chroniqueur la chose est entendue : la bonté s’impose, surtout au temps de Noël ! Mais comment ? La bonté est-elle ce sentiment de bienveillance envers les bons et les méchants que les gens civilisés ou humanistes se doivent de pratiquer ? Faut-il être bon en matière de justice, en matière d’éducation… ? Quand la violence scandaleuse est là et qu’il faut défendre, se défendre, peut-on encore être bon ?

    1
    Vassili Grossman, écrivain russe de renom (1905-1964), dans son magistral roman Vie et Destin (un des grands romans du XXe s. Livre de Poche. A lire !), offre une splendide méditation sur la bonté des hommes.

    C’est la guerre, la boucherie de Stalingrad, où Allemands et Soviétiques s’affrontent ; c’est aussi le règne de l’idéologie soviétique où tout le monde se méfie de tout le monde et où on peut, vite fait bien fait, se trouver dans les camps ; et aussi, où il vaut mieux ne pas être juif.

    L’auteur commence par critiquer les grandes idéologies du bien : on se bat et se tue à cause d’un bien que l’on défend et qu’on veut voir s’instaurer dans une société qui soit entièrement nouvelle, entièrement pure. Puis il remarque que dans cet enfer du mal et du bien, la petite bonté continue d’éclore. Il écrit ces phrases d’une grande splendeur.

    « Le bien n’est pas dans la nature, il n’est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l’éthique des philosophes. Mais les simples gens portent en leur cœur l’amour pour tout ce qui est vivant, ils aiment naturellement la vie, ils protègent la vie…
    C’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté d’une vieille qui sur le bord de la route offre un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé…, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison qui risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères.
    Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté hors du bien religieux ou social. Mais si nous réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant s’arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre.
    En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbres, rouler comme des pierres qui s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu. »

    Puis Vassili Grossman raconte comment une expédition punitive s’abat sur un village paysan, au cours de laquelle les femmes doivent sortir et creuser une fosse… pour ensevelir les hommes qui vont être exécutés. Pendant ce temps-là les soldats s’installent dans la maison d’une vieille femme, font un repas avec les œufs, le miel qu’ils découvrent, et ils boivent force vodka, jusqu’au moment où l’un des soldats en essayant sa mitraillette reçoit une rafale dans le ventre. Ses camarades doivent sortir au dehors pour exécuter les paysans, dont le mari de cette vieille. Elle voit bien qu’elle pourrait étrangler ce blessé : « Maudit, dit la femme, je devrais t’étrangler ». Et voilà qu’elle lui donne à boire, elle le fait asseoir : « Elle le soulève et lui se tient à son cou…Par la suite, elle raconta ce qui s’était passé, mais personne n’arrivait à la comprendre et elle ne pouvait pas expliquer ce qu’elle avait fait. »

    Et Vassili Grossman fait encore plusieurs réflexions sur la bonté :« Elle est cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est le point le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. »
    « Je me suis dit : elle est impuissante (la bonté), elle est belle et impuissante comme la rosée… La bonté est force tant qu’elle est sans forces ! Sitôt que l’homme veut en faire une force elle se perd, se ternit, disparaît. »
    « J’ai trempé ma foi dans l’enfer. Ma foi est sortie du feu des fours crématoires, elle a franchi le béton des chambres à gaz. J’ai vu que ce n’était pas l’homme qui était impuissant dans sa lutte contre le mal ; j’ai vu que c’était le mal qui était impuissant dans sa lutte contre l’homme. Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance » (p. 546…550).

    2
    À propos des attentats du Bataclan, Marguerite Léna a écrit : « Un des aspects les plus mystérieux de l’opaque énigme du mal est qu’il ne vient jamais seul. Là où le mal abonde, la bonté se lève, et bien souvent surabonde… Nous avons vu lors des attentats, des irruptions de bonté : des hommes et des femmes ouvrir leurs appartements, offrir leur sang, secourir les blessés, déposer des fleurs, inventer les gestes et les parole de la compassion… Une classe suédoise de CP a choisi au hasard l’école Charles Péguy, simplement parce qu’elle est dans le 11e arrondissement, pour envoyer à des enfants parisiens une grande enveloppe remplie de cœurs dessinés par des enfants suédois… C’était minuscule, et c’est immense. C’est la « petite bonté » qu’aimait célébrer Paul Ricoeur, comme un signe sensible et efficace qu’ « aussi radical que soit le mal, il n’est pas aussi profond que la bonté. » (La Croix). « La bonté est notre revanche sur le mal (l’écrivain Delteil).

    3
    Les grands penseurs comme Augustin ont dit cela aussi à leur manière philosophique : « C’est dans la mesure où nous sommes que nous sommes bons » (cité par St-Thomas). Ou encore : « la vérité est que tout étant (tout être, pour simplifier), pour autant qu’il est, est bon. » La bonté donc, bien plus qu’un sentiment, est l’homme tout court. Elle est déjà là, avant les sentiments de bonté. Cette bonté disponible du fait que nous soyons des hommes, doit toutefois être choisie, volontairement, sentimentalement. Mais elle est disponible. « Le grand philosophe Emmanuel Lévinas dit : « Le bien m’élit (me choisit) avant que je ne l’accepte ou que je ne le choisisse ». Ce fut le cas de cette vieille femme et des premiers témoins du massacre du Bataclan.

    4 - Il y a de cela dans le tableau de la crèche. Il se dégage une bonté préalable à tous les discours, toutes les luttes, à tous les actes de foi, à tous les refus de croire… Christ est là comme une simple bonté qui s’expose… et qui gagne les témoins. Il est bon qu’il y ait Noël, à nouveau cette année. Un Noël de bonté au milieu des violences.

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    Dispute 35

    A l’époque de la « com », faut-il encore lire des livres ?

    1 –
    Un écrivain qui ne passe pas inaperçu, ne serait-ce que par sa liberté de langage (et d’accoutrement !) est Michel Houellebecq. Lors d’une conférence à la Sorbonne le jeudi 2 décembre sur l’ensemble de son œuvre, et à l’occasion de la sortie d’un nouveau livre, il fait la comparaison entre l’usage des réseaux sociaux et de la littérature. Il raconte avoir plaint un « jeune » s’y adonnant devant lui. « Il y a une incompatibilité entre « être » et « être relié ». Il faut être seul par moments, le livre le permet. Pour éviter d’être relié à un flux. Les êtres incapables de sortir du flux sont un danger pour l’existence des humains. » Rien que cela !

    Celle qui l’interroge lui pose la question : « Un roman de Houellebecq change—t-il le monde ? Et si non, à quoi bon écrire des livres ? Il a cette réponse : « Non ! Un roman n’a jamais changé le monde, c’est un truc que j’ai acquis assez vite dans ma vie. Dans le meilleur des cas, les gens seront contents de voir le monde décrit d’une manière qui leur paraît satisfaisante, sans être pénétrés par l’idée de le changer. Cela assure la totale innocuité du genre romanesque. Un roman, ce n’est pas le manifeste du Parti communiste. La littérature n’incite pas à transformer le monde, elle incite à en être non dépendant ».

    C’est vrai qu’elle nous écarte pour un temps - le temps de la lecture et celui de ses effets qui peuvent être durables – de la nécessité d’agir, de penser, de vivre en somme. Cette nécessité, nous la « lâchons », nous nous libérons de toutes les étroitesses, les lieux communs, le prêt à penser, voire des violences idéologiques, les oppositions frontales militantes (les bons et les méchants, qui conviennent mieux aux films de cowboys.

    2 –
    L’immense philosophe contemporaine, Hannah Arendt, fait quant à elle l’éloge de la culture et du type d’homme qu’elle génère – régénère. : « Cet humanisme est le résultat de la culture… qui sait prendre soin, préserver et admirer les choses du monde. » Par la culture « nous pouvons nous élever au-dessus de la spécialisation et du philistinisme (un mot à elle pour désigner celui qui est fermé aux arts, aux lettres et aux inventions), pour n’avoir d’yeux que pour l’utilité immédiate ». C’est vrai, la lecture des œuvres littéraires « cultive » l’humanité des hommes, leur unité, leur solidarité, leur compréhension. Elle permet une « conversation muette » avec une diversité de personnes, une diversité évidemment plus riche que mon seul « moi », si génial soit-il au demeurant. On ne rencontre pas Platon dans la rue tous les jours. Le livre le permet !

    Finissons-en, avec Hannah Arendt : « En toute occasion, nous devons nous souvenir de ce que, pour les Romains… une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé » (La crise de la culture).Pas mal, non ?

    3 -
    Le philosophe Alain Finkielkraut va en guerre contre le mouvement actuel du « woke » (qui signifie « éveillé. ») C’est un savoir militant qui se veut absolu transparent et pur, sur le bien et le mal. Or la littérature c’est l’idée qu’on doit passer par les grands textes pour comprendre quelque chose à soi et au monde, le bien et le mal. « Il n’y a plus de place à l’époque du grand combat, « pour le monde de perplexité, d’ambivalence, d’ambiguïté où nous fait entrer la littérature L’attention aux différences et le refus de penser par masses … qui caractérise l’approche littéraire de l’existence, nous préservant de l’idéologie ». (son dernier livre : L’après-littérature).

    4 –
    Il pourrait être opposé à cela - ça se dispute en effet, c’est le but de ces chroniques, ne l’oublions pas -, que la lecture de la littérature n’est pas le privilège de tous, mais d’un cercle de personnes ayant acquis un bagage intellectuel par leur éducation ou leur milieu social. En fait, est-ce si compliqué de lire Victor Hugo, Zola, Balzac…). La littérature n’est pas seulement élitiste !

    Et puis de toute façon, d’autres entrées dans la culture sont possibles : la chanson, l’histoire, la musique les contes oraux, les arts... Mais enfin, il y a les grandes œuvres littéraires ! Que serions-nous sans la littérature biblique par exemple ? Il faut y penser de temps en temps. Lecture biblique qui pourrait permettre de nous dégager des oppositions frontales dans nos communautés (les progressistes, les traditionnels, les militants, les « priants »…), et y introduire la nuance, la compréhension, la complexité : le récit biblique n’offre-t-il pas une culture du dialogue, de l’écoute, du pardon, de la joie partagée… à partir d’histoires toutes particulières, que l’on raconte ?

    Aïe ! Il est grand temps pour votre chroniqueur de retourner à la lecture de son roman. Il en est à la p. 595 sur 1173). Tant mieux, elle mettra fin à cette chronique bien sérieuse et bien longue. La prochaine, promis, sera légère et douce, car voilà presque déjà Noël !

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    Dispute 34

    Ce que peut produire une conversation vraie

    Dans le grand roman de Vassili Grosman, Vie et Destin (Livre de Poche. A lire !), la réponse est donnée, magistralement.

    Vassili Grosman est un écrivain juif soviétique (1905-1964). Il est correspondant de guerre (la bataille de Stalingrad, la bataille de Berlin…). Il constate avec effroi que le régime soviétique reconduit l’antisémitisme du nazisme. Il découvre alors la perversité de ces deux régimes totalitaires. Dans son roman Vie et Destin. Il raconte la vie soviétique autour des années 42-43, et offre une splendide méditation sur la bonté des hommes, dans des situations où les violences humaines déferlent, en ce 20e siècle.

    1 –
    À un moment du livre, il y a une conversation entre un groupe d’intellectuels amis, vivant dans des conditions d’extrême pauvreté et de surveillance continue sous ce régime totalitaire que fut le stalinisme. Les convives appartiennent à des courants opposés, ils ne sont pas sûrs les uns des autres, et un collaborateur du régime peut très bien être infiltré. La conversation pourrait être d’emblée biaisée, chacun s’observant. Elle est éminemment dangereuse (dénonciation, jugement, exécution).

    Mais un événement se produit : chacun oublie les dangers et le miracle de la conversation a lieu ! Une conversation vraie, sans arrière pensées, sans prudence, pour une fois.

    « Oh la force claire et merveilleuse d’une conversation sincère ! Oh la force de la vérité ! Quel prix terrible payaient parfois des hommes pour quelques mots courageux prononcés sans arrière pensée » (p. 382).

    « Oh la force claire d’une parole libre et joyeuse ! Elle existe justement parce qu’on la prononce soudain malgré toutes les peurs » (p. 383).

    2 –
    Et voilà que cette conversation exemplaire produit un effet inattendu chez un des participants : il est universitaire chercheur en physique nucléaire. Et il achoppe sans cesse sur la solution au problème qu’il doit résoudre, désespérant d’y arriver un jour. Après cette soirée amicale et cette conversation de vérité, tandis qu’il marche dans la rue déserte et mal éclairée, voilà ce qui se passe :

    « L’idée surgit brutalement. Et aussitôt, sans hésiter, il comprit, il sentit que l’idée était juste. Il vit une explication neuve, extraordinairement neuve, des phénomènes nucléaires qui, jusqu’alors, semblaient inexplicables ; soudain les gouffres s’étaient changés en passerelles. Quelle simplicité, quelle clarté : Que cette idée était gracieuse et belle ! Il lui semblait que ce n’était pas lui qui l’avait fait naître, mais qu’elle était montée à la surface, simple et légère, comme une fleur blanche sortie de la profondeur tranquille d’un lac, et il s’exclama de bonheur en la voyant si belle.
    Et quelle étrange coïncidence, pensa-t-il soudain, que cette idée lui soit venue alors que son esprit était loin de toute science, alors qu’il était préoccupé par leurs discussions sur le sens de la vie, discussions d’hommes libres, quand seule l’amère liberté déterminait ses paroles et celles de ses interlocuteurs
     » (p. 385).

    3 –
    Le temps d’une conversation autour d’un thé a eu cette conséquence. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle conversation : on nous dit qu’elle est sincère, courageuse, libre et joyeuse, alors qu’on avait toutes les raisons d’avoir peur les uns des autres.

    Une belle conversation, comme un beau film, un beau livre, une belle chanson… a un tel pouvoir de libération, faisant que tout devient miraculeusement aisé, évident, somptueux et enchanteur.

    « Discourir était sans doute l’essence de l’amitié pour les Grecs, alors que pour nous, c’est souvent un vain bavardage… » (Tibergen). Dans le bavardage il n’y a pas grand risque… ni grande émotion. Normalement, d’une vraie conversation, on ne sort pas indemne !

    4 – Moralité
    Il faut lire ! Et lire des romans ! La littérature nous fait rencontrer des situations complexes, avec des dénouements qui ne sont pas simples. Elle est science du particulier, elle oblige à entrer dans le propre de chacun des personnages… On dit que sans la littérature, la violence s’installe, qui, elle, ne fait pas dans les détails : il y a moi qui ai raison et toi qui as tort. Il y a les bons et les méchants. On peut laisser cela aux films de cowboys, que votre chroniqueur consomme sans modération.

    L’écrivain David Diop qui vient de recevoir le prestigieux Prix Goncourt pour son livre La porte du voyage sans retour (Seuil) fait « un plaidoyer pour la complexité et la nuance ». « Allant à contrecourant dans une époque happée par la schématisation agressive, les invectives blessantes », il dit : « Les nouveaux moyens de communication favorisent cette dérive. Je préfère le pouvoir de la littérature qui arrête le temps et nous extrait de ce courant » (La Croix, 14 octobre 2021).

    Votre chroniqueur a hâte de retourner à la lecture de son roman en cours. De toute façon il est temps de clore cette chronique anormalement longue. Bonnes lectures de bons romans !

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    Dispute 33

    De la noblesse des besoins humains

    La Conférence sur le climat (la COP 26) se tient en ce moment à Glasgow. Les besoins humains sont au centre de l’actualité et de nos préoccupations, préoccupations pour l’eau, pour l’air, pour la culture, pour la vie animale… La réflexion écologique met donc en avant-scène les besoins humains et leur importance, voire leur noblesse.

    1 –
    On parle habituellement et parfois de manière envahissante, des « droits de l’homme ». Lorsque la philosophe Simone Weil (1909-1943) est amenée à en parler (dans l’introduction à son grand livre, L’Enracinement), elle commence par se demander non pas quels sont les droits humains, mais les besoins humains. Tout commence là en effet ! Ces besoins sont matière à droits, mais non sans se rendre compte de leur importance comme besoins de base, et de l’horrible douleur et injustice s’ils ne sont pas comblés.

    2 –
    Se rappeler les besoins élémentaires est pour certains, une tâche peu exaltante : besoin de se laver, besoin de manger, besoin de se reposer. On préfère dire que l’homme est un être de désirs. Le besoin quand il est satisfait, disparaît ; mais le désir, plus il est fort et satisfait, plus il appelle un nouveau désir à cause d’une nouvelle insatisfaction, et cela sans fin. En ce sens il paraît plus noble que le besoin. Et on y va de ses grandes phrases pleines d’emphase sur la grandeur du désir, y compris dans les sphères religieuses (le désir de Dieu, le désir de sainteté…). Ce n’est pas sans risques !

    3 –
    Cette différence entre désirs et besoins ne dévalorise pas ces derniers. Ils rappellent à l’homme ses dépendances originaires, et c’est très salutaire en nos temps où la liberté autonome veut se libérer de toutes les dépendances. Le malheur est de se priver des dépendances nourricières, fécondes, vivifiantes. Une remise en cause des conceptions habituelles de la liberté comprise comme absence de dépendance est en cours, pour écarter l’homme de ses instincts et de sa volonté de violence : violence à l’égard de la terre, des animaux, des autres hommes… (Il faudra chroniquer sur cette question !)

    Ces dépendances, ce sont nos besoins. Simone Weil en fait une liste, les divisant en besoins physiques : la nourriture, la protection contre la violence, le logement, le vêtement, la chaleur, l’hygiène, les soins ; et en besoins moraux, qui sans être physiques n’en sont pas moins terrestres et qui sont les nourritures nécessaires à la vie de l’âme. Ce sont : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment (étonnant, non !), la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité, l’enracinement (chacun devrait être matière à chronique, surtout le châtiment !)

    Si l’homme vit, c’est d’abord parce qu’il « vit de », et ce dont il vit, il en dépend : il meurt s’il n’a pas de nourriture, pas d’eau, pas d’air, pas de liberté…

    4 –
    Ces besoins de nourritures terrestres ont été magnifiés par un autre philosophe, Emmanuel Lévinas (1909-1995). Face au discrédit des besoins par rapport aux désirs, il montre la gloire de ces nourritures, la noblesse de « vivre de », la noblesse de la dépendance :

    « Ce dont nous vivons ne nous asservit pas, nous en jouissons. Le besoin ne saurait s’interpréter comme simple manque… ni comme pure passivité... L’être humain se plaît dans ses besoins, il est heureux de ses besoins. Le paradoxe du « vivre de quelque chose »… est précisément, dans une complaisance à l’égard de ce dont la vie dépend. Non pas maîtrise d’une part et dépendance de l’autre, mais maîtrise dans cette dépendance. C’est peut-être la définition même de la complaisance et du plaisir. Vivre de… c’est la dépendance qui vire en souveraineté, en bonheur… » (Totalité et infini, Biblio, Essais, p. 118). Belle phrase ?

    « La jouissance, dans la relation avec la nourriture (toutes les nourritures dont nous venons de parler avec Simone Weil) qui est l’autre de la vie, est une indépendance sui generis, l’indépendance du bonheur. La vie qui est la vie de quelque chose, est bonheur. La vie est affectivité et sentiment. Vivre, c’est jouir de la vie. Désespérer de la vie n’a de sens que parce que la vie est originellement bonheur. La souffrance est une défaillance du bonheur et il n’est pas exact de dire que le bonheur est absence de souffrance. Le bonheur n’est pas fait d’une absence de besoins dont on dénonce la tyrannie et le caractère imposé, mais de la satisfaction de tous les besoins. C’est que la privation du besoin, n’est pas une privation quelconque mais la privation dans un être qui connaît le surplus du bonheur, la privation dans un être comblé. Le bonheur est accomplissement : il est dans une âme satisfaite et non pas dans une âme ayant extirpé ses besoins, âme châtrée » (p. 119).

    « Nous vivons de « bonne soupe », d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc. Ce ne sont pas là objets de représentations. Nous en vivons… Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles…Elles sont toujours… objet de jouissance, s’offrant au goût, déjà ornées, embellies » (p. 113). Autre belle phrase ! Toutes belles en fait !

    5-
    Oh là ! Le chroniqueur ne tombe-t-il pas en épicurisme vulgaire ? Ne fait-il pas fi de l’enseignement si important dans notre tradition religieuse sur l’ascèse, sur la domestication de nos besoins ? Non, il rappelle seulement le préalable, l’élémentaire, « l’élémental » (Lévinas). Les grands mystiques mangeaient. Thérèse d’Avila jouait aux échecs avec ses sœurs.

    Qui oserait dévaloriser les besoins humains au moment où les conférences sur le climat qui se succèdent, les défendent, pour que nous en jouissions tous, au présent et au futur. Votre chroniqueur qui chronique ainsi sur la noblesse des besoins humains prétend servir la cause écologique ! Quelle grandiloquence ! Lui sera-t-elle pardonnée par ses lectrices et ses lecteurs ?

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    Dispute 32

    L’arbre du savoir

    L’arbre a été traditionnellement une image de la philosophie, de la réflexion, de la recherche de la vérité. Quelle étonnante ressemblance a-t-on bien pu trouver entre l’arbre et le savoir ? Ça se dispute… avec douceur évidemment, en gentlemen

    1 –
    La raison principale est que l’arbre unit le ciel et la terre : il est fiché solidement en terre par ses racines ; il s’élève vers le ciel, dans une grande liberté de ses branches ; et son solide tronc fait le chemin de la terre au ciel et du ciel à la terre !

    Il en ressort que l’arbre est l’image-type de la connaissance, qui s’enracine en terre naturelle et humaine, et qui s’élève vers le ciel des idées et de bien d’autres réalités encore qui dépassent notre intelligence.

    L’homme est invité à se mettre à l’écoute de l’arbre, car celui-ci peut lui donner à la fois « un message venu de la terre qu’il habite et un message venu du ciel vers lequel il tend. » Socrate voyait dans l’arbre, ce qui plonge ses racines dans le temps et se tend vers l’éternité du ciel !

    2 –
    L’autre symbole de l’arbre est son unité et son harmonie : racines, branches et tronc ne font pas trois réalités, mais une seule : l’arbre ! De même, l’arbre de la connaissance ou du savoir est une seule réalité, ll est « un ». Certes, notre savoir est divers – le savoir scientifique, la philosophie, la littérature, les sciences religieuses, l’histoire, la poésie… qui sont comme les branches, les feuillages et les fleurs de la connaissance ; mais elles ne sont les branches, les feuilles les fleurs et les fruits que d’un seul et même arbre.

    Descartes, notre héros-philosophie national ( !) n’a-t-il pas écrit : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale… ». Oui, le savoir est « un ».

    3 –
    Si on veut être un peu critique à l’égard de la situation actuelle, on peut dire avec le très grand philosophe Heidegger, que « de cet arbre nous n’avons plus conservé que les branches (les sciences qui ont tant la cote de nos jours, note du chroniqueur)), et nous avons perdu de vue, non seulement le tronc mais les racines mêmes et le sol dans lequel elles s’enfoncent » : la terre, la nature, l’humus, l’humain.

    Mais au contraire, un savoir qui permet de « s’ouvrir à l’immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l’obscurité de la terre ; que tout ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité que si l’homme est disponible à l’appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et produit. Cela le chêne le dit toujours au chemin de campagne… »

    Un autre philosophe fort intéressant, Jan Patocka de l’Europe centrale, attribue la crise de l’Europe actuelle à l’exercice d’une raison obnubilée par la science, le calcul, la technique. Il dit :
    « C’est le développement de la rationalité qui a fait perdre à l’Europe son sens philosophique et qui a fait émerger une civilisation technologique où la raison, devenue calcul, se coupait à la fois de la nature et du vrai, pour se mettre au service de la volonté de puissance… les sciences et les techniques sont devenues les seuls moyens d’appréhender le réel … Au lieu de nous permettre d’interroger celui-ci et de nous ouvrir au monde et à ce qui en lui, échappe à notre constitution ou demeure en reste, la raison qui n’a plus qu’une fonction de manipulation du réel est devenue un instrument de domination » (L’Europe après l’Europe).

    Et notre auteur demande qu’on en revienne à Socrate, aux racines socratiques de l’Europe. Votre chroniqueur aimerait bien chroniquer un jour sur cet étrange personnage : Socrate.

    Ce sont de mystères étranges que le chêne de Heidegger, et les arbres en général nous entretiennent, ceux de la terre et ceux du ciel. En tout cas ils nous apprennent à penser : penser haut, large, profond, et un. Quelle est la qualité de notre pensée ? Vaste question.

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    Dispute 31

    La honte est-elle un bien ?

    « C’est le moment de la honte. » dit le pape François à la suite du rapport Sauvé sur les crimes de pédophilie commis au sein de l’Eglise catholique. « Ma honte, notre honte, ma honte pour la trop longue incapacité de l’Eglise à mettre les victimes au centre de ses préoccupations »

    1 –
    La honte est une émotion extrêmement forte, une des plus fortes sans doute, avec l’amour ou la gloire : comme eux, elle submerge. La différence évidemment est qu’elle est portée par le mal. Descartes dans son grand livre Les passions de l’âme, a cette simple petite phrase sur la honte, qu’il traite en même temps que la gloire : « … le bien qui est ou qui a été en nous, étant rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la gloire, et le mal de la honte »

    Il y a deux manières de « gérer » cette honte, deux manières d’avoir honte (d’après l’éditorial de Dominique Greiner dans La Croix). En la cachant, du fait que l’on perd toute capacité à la vie publique, toute légitimité au regard d’autrui. Ou bien en la confessant publiquement, parce qu’il y va des autres et que ceux-ci doivent savoir que vous avez honte, très honte. La honte est une confession publique.

    En ce sens et en ce sens seulement elle est un bien. Avoir honte publiquement est une attitude à haute valeur morale, bien qu’épouvantable à vivre.

    2-
    La honte est une émotion. « Les émotions sont un retour du réel très rapide qui, suivant un circuit profond, ne passe pas toujours par l’intellect. Elles impulsent la vitalité propice à des prises de décision qui exigent un soutien émotif et affectif immédiat » (Emmanuel Durand, Les émotions de Dieu, p. 17). D’où leur importance pour repartir, si effectivement elle « impulsent la vitalité propice à des prises de décision ».

    C’est pourquoi il ne faut pas avoir peur des émotions. Sans tomber dans le sentimentalisme stupide, l’émotion rend la vie personnelle et sociale possible. Une morale par trop intellectuelle, une morale des principes, est infructueuse et triste. « Il appartient à la perfection du bien moral que l’homme soit mu au bien, non seulement selon la volonté, mais aussi selon l’appétit sensible » (St Thomas d’Aquin).

    « Être là en étant affecté, c’est fondamentalement être ému, quelle que soit l’émotion : joie, tristesse, dégoût, colère… Être ému, c’est être là dans ma chair » (Durand, p. 70). Dans ma chair rayonnante, quand il s’agit de gloire, mais aussi dans ma chair faillible et débile quand il s’agit de honte.

    Pour notre Église, le temps n’est pas à la gloire, pour longtemps. Il est à la honte, dans le présent. Émotion positive. Émotion « rachetante », sur fond de rachat. S’il n’y avait pas de rachat, la vie serait un enfer, puisqu’il n’y aurait pas d’avenir nouveau, seulement un avenir d’attente de la mort. Cela a conduit Robert Badinter à défendre l’abolition de la peine de mort, et le pape François à défendre en plus, la prison à perpétuité dans son encyclique Fratelli tutti, qui selon lui est une peine de mort cachée »

    3 –
    Mais la honte ne suffit pas. Le philosophe Emmanuel Kant le remarque : « Les affects de colère et de honte ont pour particularité de s’affaiblir eux-mêmes en leur propre fin. Ce sont des sentiments jaillis avec soudaineté d’un mal perçu comme une injure, mais que leur violence rend en même temps incapables d’écarter ce mal » (Anthropologie). La honte doit rebondir en actes positifs divers : réparation, compassion, réconciliation, prière pour les croyants.

    Le philosophe Paul Ricœur tient ce propos : « Sous la pression du négatif, des expériences en négatif, nous avons à reconquérir une notion de l’être qui soit affirmation vivante, puissance d’exister, et de faire exister » (Histoire et vérité).

    Mais la honte ne peut rebondir par soi seule. Pour s’en sortir, que de solidarités nécessaires : aussi bien de la part des victimes que des agresseurs ou que des responsables de l’Église. On ne sort pas de la honte, seul. C’est trop dur. La parole, la confidence et d’autres modes d’expression de la souffrance sont nécessaires. Ceci nous renvoie à nos solidarités et à nos capacités d’affection dans notre vie ecclésiale.

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    Dispute 30

    Prudence par temps incertains ?

    Prudence par temps incertains : oui, mais ça se dispute pas mal dans les chaumières !

    1 –
    Les temps incertains : il s’agit en ce moment du débat sur la vaccination. La prudence peut-elle avoir quelque utilité dans ce débat ? Réduite à la précaution, elle aurait une bien pâle figure. La précaution flaire l’attitude petite-bourgeoise frileuse, qui a perdu l’audace de devoir agir en toute situation, et bien sûr en situation de risque, où tout n’est pas maîtrisé : une part reste inconnue, et néanmoins il faut agir, que faire alors ?

    En fait, la prudence porte en elle-même, dans son dynamisme, bien plus que la précaution. Elle a ses marques de noblesse. Le grand mérite d’Aristote a été de mettre en avant la notion de prudence (phronèsis en grec). Pour cela, il est très précieux, spécialement en ce moment.

    2 –
    Il montre que toute action – pas seulement l’acte de se faire vacciner ! -, se déploie dans le hasard et l’imprévisibilité. Et aussi, que ce n’est pas une si mauvaise chose que cela soit ainsi, même s’il y a déstabilisation de nous-mêmes à devoir s’avancer dans une part d’inconnu.

    La prudence, selon lui, entend fournir à l’homme plongé dans les incertitudes du monde une sagesse pratique, un savoir basé sur l’expérience et la prise en compte des circonstances particulières, tout en suivant une méthode intellectuelle rigoureuse qui va du temps de la délibération préalable, au choix final assumant les risques préalablement pesés.

    Il ne s’agit pas d’un savoir théorique (comme les mathématiques), ni scientifique (comme celui des experts si présents sur le devant de la scène pendant cette crise). Aristote rapproche le savoir propre à l’homme d’action, du savoir du médecin ou du navigateur. On parlera du savoir d’un artisan. Celui-ci est une forme de pensée, un usage noble de la raison pratique. « C’est une connaissance pratique où le coup d’œil, l’expérience, le savoir-faire sont au moins aussi importants que le bagage théorique, mais qui n’en reste pas moins un savoir raisonnable,… » (Jérôme Perrier)

    3 –
    Le gouvernant et le gouverné ne peuvent utiliser que leur raison pratique : ce qui est considérable en fait. Il s’agit d’un véritable savoir, le savoir propre à la raison pratique. Pourquoi, dès lors, être exagérément troublé par ces inconnus qui entourent la vaccination – inconnus hautement maitrisés tout de même. C’est la loi commune de toute action !

    Le philosophe Emmanuel Mounier le disait : « La condition humaine, c’est l’ambiguïté créatrice… Exister, c’est se contester perpétuellement en s’engageant sans cesse ». Voilà bien le mot : l’engagement !

    Par exemple, on peut concevoir la liberté de chacun dans la stricte indépendance. Il est mieux de vivre une « liberté engagée » dans le monde tel qu’il va. Une liberté non pas réservée pour soi – y compris dans ses convictions profondes tout à fait légitimes (entraînant par exemple le questionnement du bien fondé du vaccin), mais une liberté donnée au monde dans l’exercice incertain de devoir réfléchir à son action, la concrétiser. Et cela avec d’autres acteurs, partageant une communauté de destin. On peut appeler cela une liberté dépendante. Elle est peut-être la plus grande des libertés, parce qu’elle est ouverte au destin commun d’une communauté de vie, où tous doivent vivre.

    « L’individu n’est pas pensé comme un individu coupé des autres et du milieu à la fois géographique et social dans lequel il baigne. Son existence a une épaisseur liée à son appartenance au monde commun qui l’accueille à sa naissance et survivra à sa mort individuelle » (Corinne Pelluchon).

    Le pape François dans son encyclique Tous frères, demande qu’on conjugue au pluriel toutes nos facultés, nos capacités, nos privilèges, l’eau pour tous, le climat pour tous, la liberté pour tous… Oui, la liberté pour tous : selon lui, c’est ainsi que les hommes vivent.

    Merci ô grand Aristote : « À l’heure des incertitudes du coronavirus, Aristote redevient un contemporain capital en vue de redessiner les contours d’une gouvernance modérée, responsable et réaliste » (Jérôme Perrier)… aussi bien celle des dirigeants, que celle de chaque citoyen, au nom de son appartenance au monde commun. Le souci de soi, oui ! Le souci du monde, oui aussi !

    Voilà que le chroniqueur se met à moraliser : il faut l’arrêter. Après cette chronique bien sérieuse et qui a épuisé le chroniqueur, la prochaine devra être plus légère s’il ne veut pas risquer de perdre une partie de son vaste lectorat– oui, le risque, la prudence, même là ! Aïe !

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    Ça se dispute 29

    Dispute 29

    La fabrique de la philosophie

    Faut-il poursuivre cette chronique ?

    Pour le chroniqueur, cela va de soi ! Et aussi pour les lectrices et lecteurs, si je comprends bien : ce lecteur, qui me dit écouter sur France inter l’émission « Sous le soleil de Platon » ; cette lectrice qui me confie que c’est la chronique qu’elle lit en premier, quand la newsletter arrive (Merci pour l’ego du chroniqueur), cette autre qui « se régale » de ces chroniques et qui pardonne au chroniqueur l’entretien de son ego – réel !), parce que, dit-elle, il « contribue à un large bien commun ! »

    Mais c’est partout, effectivement qu’apparaissent des articles ou des émissions de philosophie, sans parler des livres (dans le journal La Croix, régulièrement). Cela peut vouloir dire que ces savoirs réduits à l’examen du bac, sont redécouverts comme précieux pour bien vivre, bien penser, bien sentir ; pour vivre avec « le commun des mortels » de manière juste, responsable, heureuse.

    L’originalité certaine (ego !) de cette chronique est qu’elle se présente sous forme de « dispute », mot qui n’est pas français – on dit « discussion » - mais qui a l’intérêt de montrer la « fabrique de la philosophie ». Cette dernière se fabriquait, dans les universités médiévales, dans le cadre de la « disputatio ».

    Le chroniqueur ne disait-il pas, dans la chronique n° 1 au départ de cette aventure intellectuelle (modeste !) : « Si on connaît les disputes dans les ménages ou sous les préaux, on ne sait peut-être pas que la « dispute » (disputatio) était, dans les universités médiévales un acte philosophique et théologique important. Disputer d’une chose signifie la questionner, avec véhémence s’il le faut, voir les arguments pour, les arguments contre, et risquer sa propre réponse. On arrive ainsi à faire advenir la vérité, qui d’emblée n’est pas évidente. Evidence ou pas, il faut faire la vérité : c’est une exigence qui qualifie l’humanité de l’homme. Ce devoir de vérité ne peut pas être accompli seul, sans l’« entre-tien » avec les autres. La disputatio était une recherche de la vérité à plusieurs, d’où son inestimable valeur.

    N.B : Nul n’étant jamais mieux servi que par soi-même, le chroniqueur profite de cette chronique 29 pour faire connaître un remarquable « Atelier philo » de l’Espace Saint-Hilaire : « Violence et amitié : comment sortir de la domination ? »

    Ce groupe fabrique de la philosophie, comme d’autres des meubles, des vélos, des bougies, des ostensoirs… Artisanal en somme.

    Ah, ce cher Platon qui disait : « Une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue ! » (Apologie de Socrate, 38a) : examen philosophique s’entend !

    Et notre Montaigne : La philosophie, « elle a tant de visages et de variété et a tant dit que tous nos songes et rêveries s’y trouvent. » Pas beau ?

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    Dispute 28

    La création est belle malgré tout !

    C’est encore l’été ! Un peu de poésie pour lui dire adieu !

    La création est belle, les poètes le disent mieux que tout le monde. Dans la Bible aussi il y a beaucoup de poésie, cet art étant mis au service de l’infinie beauté du monde. Y compris dans des livres qu’on ne soupçonnerait pas, comme par exemple le livre de Job.

    On sait que le somptueux livre de Job, dans la Bible, montre un homme abîmé par les malheurs et désespérant de Dieu. « Périsse le jour où j’allais être enfanté… » (3,3) « Pourquoi ce désir de la vie à l’homme dont la route se dérobe ? » (3,23). « N’est-ce pas un temps de corvée que le mortel vit sur terre, et comme jours de saisonniers que passent ses jours » (Jb 7,1). « La pendaison me séduit » (7,15) : mais oui, c’est dans notre Bible !

    Mais on sait peut-être moins combien ce livre exalte la beauté de la création : on pourrait parler d’une hymne au Dieu créateur. Pourquoi un tel paradoxe ? C’est une question.

    1 –
    Mais d’abord : l’hymne à l’univers créé. Jugez plutôt :

    « Ne m’as-tu pas coulé comme du lait,
    Puis fait cailler comme du fromage ?
    De peau et de chair tu me vêtis,
    D’os et de nerfs tu m’as tissé.
    Vie et fougue tu m’accordes
    Et ta sollicitude a préservé mon souffle » (10,10-12)

    « Quelqu’un ferma les deux battants sur l’Océan
    Quand il jaillissait du sein maternel, quand je lui donnais les brumes pour se vêtir,
    Et le langeais de nuées sombres » (38,6-9)

    « La terre alors prend forme comme l’argile sous le sceau,
    Et tout surgit, chamarré » (38,14).

    « Qui s’entend à dénombrer les nues
    Et incline les outres des cieux,
    Tandis que la poussière se coule en limon
    Et que prennent les mottes ? » (38,37-38)

    « Qui donc prépare au corbeau sa provende
    Quand ses petits crient vers Dieu
    Et titubent d’inanition ? » (38,41)

    « Sais-tu le temps où enfantent les bouquetins,
    As-tu observé les biches en travail…
    Leurs faons prennent force et grandissent à la dure,
    Ils partent et ne leur reviennent plus » (39,1…4)

    L’aile de l’autruche bat allègrement,
    Mais que n’a-t-elle les pennes de la cigogne et ses plumes ?...
    Mais dès qu’elle se dresse et s’élance,
    Elle se rit du cheval et du cavalier » ((39,13…18)

    Est-ce toi qui donnes au cheval la bravoure… Exultant de force, il piaffe dans la vallée » (39,19…21)

    Et puis encore, éloge est fait du « Seigneur de l’automne », du « Seigneur de l’hiver », du « Seigneur de l’été » (36,26-37,24). Il est le souverain de la terre, le souverain de la mer, le souverain de la tempête, le souverain du ciel, le souverain des animaux (38,1- 39,30). La description de l’hippopotame et du crocodile fait frémir ! (40,15-41,20). Prodigieuse description !

    Et Job une fois restauré dans son intégrité et ses biens, « eut aussi sept fils et trois filles. La première il la nomma Tourterelle, la deuxième eut nom Fleur-de-Cannelle et la troisième Ombre-à-paupière » (42,14). De quoi rêver pour un bout de temps ! Que de trésors poétiques !

    2 –
    Tout ceci et bien d’autres beautés se trouvent dans le livre de Job
    . Est-ce une réponse aux malheurs de Job ? C’est bien présomptueux de l’affirmer sans reste : le livre de Job ne fait pas une réponse simpliste. La beauté et les malheurs du monde, vont toujours unis, toujours ensemble – il ne faut pas se boucher les yeux et ne voir que le beau. Mais aussi il ne faut pas voir que le mal et les malheurs. La beauté de la création est là, aussi opiniâtrement que les malheurs du monde.

    Ne peut-on pas dire que les beautés du monde nous sont plus sensibles quand elles sont menacées ? La philosophe Simone Weil (morte en 1943 à Londres où elle avait rejoint la France Libre) a connu plus qu’aucune autre personne les malheurs du monde, elle les a portés, et, plus rare, les a réfléchis, proposant une philosophie du malheur sans égale. Malgré cela elle tient mordicus à la beauté du monde. Elle écrit : « Et pourtant le monde est beau » (Intuitions préchrétiennes).

    Oui, le monde est beau, et les poètes – ceux de la Bible et tous les autres - sont en poste pour le louer. Ils ne sont pas stupides, ils savent bien que les malheurs sont aussi le lot des hommes, mais ils ne quittent pas pour autant leur poste de louange.

    On se croirait dans un sermon, il est temps que le chroniqueur mette fin à cette chronique. Les suivantes, une fois l’été disparu, devront être plus sérieuses, sinon il pourrait avoir des problèmes avec sa hiérarchie ! Bons derniers jours d’août !

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    Dispute 27

    Faut-il avoir peur de la beauté ?

    Tiens ! Un billet d’humeur pour une chronique d’été – fût-il maussade !

    Un billet d’humeur n’est pas une démonstration rigoureuse, il jaillit d’un agacement réel, mais il fait du bien ! On ne peut pas tabler sur un billet d’humeur pour réfléchir sérieusement, et pourtant ?

    Témoin, ce texte de Diderot, grand philosophe des Lumières, comme l’on dit : les lumières de la raison qui seraient apte à remplacer la religion, ses mythes, ses pratiques aliénantes. Les Lumières, avec Voltaire, Rousseau, d’Alembert Montesquieu… ont fait sortir la société française du Moyen Age et l’ont introduite par la révolution française dans l’âge moderne. Les Lumières, c’est l’âge de la raison autonome. Kant en a donné cette devise : « Aude sapere » (Ose penser), C’était la devise des Lumières. Cette audace signifiait la prise de recul critique à l’égard des « auctoritates » (les « autorités) », celles de la religion en particulier. Voltaire déclarait carrément : « Ecrasez l’infâme », celui-ci étant l’obscurantisme religieux.

    Mais un des philosophes des Lumières, Denis Diderot, fut plus nuancé, plus malin. Il mérite que nous écoutions – enfin ! - son billet d’humeur.

    « Si notre religion n’était pas une triste et plate métaphysique ; si nos peintres et nos statuaires étaient des hommes à comparer aux peintres et aux statuaires anciens ; si nos prêtres n’étaient pas de stupides bigots ; si cet abominable christianisme ne s’était pas établi par le meurtre et le sang ; si les joies de notre paradis ne se réduisaient pas à une impertinente vision béatifique de je ne sais quoi, qu’on ne comprend ni n’entend ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feu, des démons hideux et gothiques, des hurlements et des grincements de dents ; si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocité, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie ; si tous nos saints et saintes n’étaient pas voilés jusqu’au bout du nez ; si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation, vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires, de quel ton nous parlerions de charmes, qui joueraient un si grand et si merveilleux rôle dans l’histoire de notre religion et de notre Dieu ; et de quel œil nous regarderions la beauté à laquelle nous devrions la naissance, l’incarnation du Sauveur et la grâce de notre rédemption. »

    C’est un billet d’humeur, avec les excès de ce genre littéraire ! Diderot le sait, il est de mauvaise foi et on lui pardonne : il sait très bien que s’il a fallu mettre beaucoup de feuilles de vigne, c’était que précisément, les artistes n’avaient pas craint d’exposer la nudité de leurs personnages. L’Eglise ne fut pas ennemie du beau, loin de là !

    Mais quelle finale ! Diderot fait l’éloge de la beauté du monde, car elle conduit vers la beauté de Dieu. Comment, en effet, goûter la beauté de Dieu, et tous ses dons – « la naissance, l’incarnation du Sauveur et la grâce de notre rédemption » - si nous n’entourons pas d’honneur la beauté des créatures ? Diderot dit cela !

    Une autre philosophe, Simone Weil, faisait de la beauté, un amour implicite (préliminaire) de Dieu et du Christ. Elle écrit : « Dès lors tout art de premier ordre est par essence religieux. (C’est ce qu’on ne sait plus aujourd’hui.) Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. » Elle parle même de la beauté des créatures comme un « sacrement » de la beauté de Dieu.

    Newman, quant à lui, décrit les divers chemins vers Dieu dont celui-ci : « Ou bien ils sont touchés et subjugués par la sainteté évidente, la beauté et (j’oserais dire) le parfum (fragrance) de la religion catholique »

    Dieu est beau en effet. Cet attribut de Dieu ne nous est pas familier : nous pensons qu’il est bon, miséricordieux… mais beau ! Notre grand saint-Hilaire, évêque de Poitiers du 4e siècle, n’avait pas peur de le dire : « Dieu est beau et tout ce qui est beau nous rapproche de Dieu »

    Il n’y a pas à avoir peur de ce billet d’humeur, on le voit, bien au contraire. Diderot en effet, n’était pas spécialement « catholique »( !), mais il fait preuve d’un « athéisme tempéré ». Éduqué par les Jésuites, une sœur morte folle en religion ( !) et un frère chanoine ! Notons aussi que son roman La religieuse, démasque les travers de la domination des supérieures, elles-mêmes soumises à la hiérarchie cléricale. Nous sommes en pleine actualité.

    De l’utilité de ces « libres penseurs », surtout s’ils ont du génie !

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    Ça se dispute 26

    Colloque sentimental

    C’est l’été ! Un peu de poésie ! Cela lui convient bien non ?

    Il s’agit du Colloque sentimental de Paul Verlaine, qui a fait fondre votre chroniqueur.

    Mais que vient faire un colloque sentimental dans une chronique philosophique ? Le chroniqueur serait-il en surchauffe ? Ne le condamnons pas trop vite. Voyons plutôt.

    Dans le vieux parc solitaire et glacé
    Deux formes ont tout à l’heure passé.

    Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
    Et l’on entend à peine leurs paroles.

    Dans le vieux parc solitaire et glacé
    Deux spectres ont évoqué le passé.

    -Te souvient-il de notre extase ancienne ?
    -Pourquoi voulez-vous qu’il m’en souvienne ?

    -Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
    Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non.

    -Ah les beaux jours de bonheur indicible
    Où nous joignions nos bouches ! - C’est possible.

    Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !
    -L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

    Tels ils marchaient dans les avoines folles,
    Et la nuit seule entendit leurs paroles.

    Le parc est aussi vieux que les deux êtres (« dans le vieux parc »). Ces deux êtres qui passent ne sont pas désignés comme étant des personnes, mais des « formes ». Qui s’intéresse à eux comme « personnes » ? Mais non, ce sont des formes et rien de plus, et on saura par leur description et leur dialogue que ce sont des vieux. Ils sont encore désignés comme des « spectres », Ils ont déjà un pied dans la tombe.

    A eux deux ils forment une masse qui s’impose du fait de l’absence d’autres choses (« le vieux parc solitaire », si ce n’est les « avoines folles » (Magnifiques ces avoines folles !)

    Mais ils sont deux et leur unité n’est pas mise en doute par ce dialogue si triste. Ce dialogue semble pris lui-même dans la masse : ce n’est pas la première fois qu’ils devaient se parler ainsi, ils connaissaient déjà leurs idées respectives avant de parler. Ce dialogue n’a pas pour but de distinguer des idées, mais de maintenir dans l’unité, deux êtres fragiles. On pourra parler de dialogue de grands amants consolidés par la fidélité d’un long temps de vie commune et que la perspective de la mort dramatise.

    Cela peut faire penser au tableau de Van Gog, Les Souliers, que le philosophe Heidegger a interprété comme étant lui aussi une masse qui s’impose, comme étant de l’être pur et simple qui s’invite sans crier gare, dans l’expérience esthétique de celui qui regarde.

    Dans les deux cas, l’être éclate d’évidence et nous oblige de dire, comme malgré nous : « Mais oui, c’est bien ça : ces deux êtres, ils sont la réalité même, plus réels que le réel ! Le langage, et en particulier le langage poétique, aide à la connaissance de la réalité. On peut même dire que le langage entre dans la réalité même. Heideger avait une grande considération pour la poésie qui aménageait une « ouverture » du réel, en vue de sa connaissance… et de l’amour que nous lui portons.

    Heidegger écrit : « … un temple grec n’est à l’image de rien, il est là simplement, debout dans la vallée rocheuse. Il renferme en l’entourant la statue du dieu qui en un tel enclos, peut s’ouvrir à travers le portique, sur l’enceinte sacrée » (p. 44). Ces deux êtres sont là, aussi, « dans le parc solitaire et glacé ». Ils ne sont que là. Ils ne sont que leur « là ».

    La poésie et les arts en général ont à voir avec la grandeur. Ils élèvent la réalité même la plus prosaïque, la plus humble, la plus désespérée : quelle importance ont ces souliers éculés qui ont « servi », et ces deux vieux qui n’intéressent plus personne ? Mais ils sont là ainsi que leur conversation.

    Triste, ce poème est beau. « Les chants les plus beaux sont les chants les plus désespérés » ! Vous voyez bien, il ne fallait pas s’énerver ! Un petit cadeau pour vous, lectrice, lecteur, qui convient à l’été.

    « Tels ils marchaient dans les avoines folles » : refrain obsédant, réjouissant, à se mettre à genoux devant.

    La prochaine chronique chroniquera à partir d’un beau texte fort pertinent, excessif et légèrement sulfureux, d’un philosophe des Lumières.
    Pour l’été, c’est bien.

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    Ça se dispute 25

    Doit-on avoir peur du vide ?

    Ça se dispute en effet : Mieux vaut avoir peur du vide pour ne pas y tomber : heureuse peur ! Mais ne doit-on pas craindre à égalité le plein, car si on se fracasse dessus en tombant, ça fait mal aussi ! Pourquoi craindre uniquement le vide ? Et si le vide révélait sa véritable grandeur…jusqu’au risque du vertige ? Aïe !

    1 – Une artiste locale qui « fait dans la dentelle », et magnifiquement, fait l’éloge du vide. A l’occasion d’une de ses expositions de tissus et dentelles à l’Abbaye de Celles-sut-Belle, elle écrivait : « Que représente la dentelle (toutes les dentelles) Transparence : des lignes, du vide. Ce n’est pas le vide cosmique, c’est le « jour » comme disent les dentellières, c’est la partie évidée du tissage… Au sens large, la dentelle désigne un entrecroisement de lignes et de jours, de vides, qui se répètent selon des séquences simples, courtes, précises… Le raffinement (élégance + souplesse) naît du vide, du jour, de la transparence. Harmonie + raffinement = légèreté de la dentelle. La légèreté n’est pas affaire de poids, c’est pourquoi le château de Chambord, véritable dentelle de pierre, peut paraître si léger. Elle parle de la puissance de la dentelle qui rend compte « de la puissance du vide qui fait l’étoffe de la dentelle » (Lucile Dupeyrat, Apesanteurs).

    2 – L’architecte aussi joue avec le vide : « Dans l’histoire de l’architecture, il y a un mouvement vers la légèreté. En tant qu’architectes, nous devons travailler sur le vide, parce que c’est là que les gens sont heureux, s’amusent, reçoivent des amis, élèvent leurs enfants (p. 13). « Dans un appartement plus grand, on peut recevoir : c’est un début d’espace collectif. Un espace trop exigu tend les relations, car on est les uns sur les autres. La tension qu’on porte chez soi, on l’emporte ensuite à l’extérieur… Nous cherchons à dilater l’espace intérieur » ((Anne Lacaton et Jean-Pierre Vassal, « L’architecture est vivante car elle est habitée », La Croix Hebdo).

    3 – Sans parler du meilleur de la mystique (orientale comme occidentale) qui met en valeur les vertus du vide. C’est le cas de la célèbre doctrine du « nada » de St-Jean de la Croix, traduit maladroitement par le « rien » affirme : "Pour être tout au TOUT, il faut être rien en rien.". Pour arriver à goûter tout, veillez à n’avoir goût pour rien. Pour arriver à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien. Pour arriver à posséder tout, veillez à ne posséder quoi que ce soit de rien. Pour arriver à être tout, veillez à n’être rien en rien. C’est dans ce dénuement que l’esprit trouve sa paix et son repos. Comme il ne désire rien, rien d’en haut ne le fatigue, rien d’en bas ne l’opprime, car il est dans le centre de son humilité ; si au contraire il désire quelque chose, c’est cela même qui est pour lui fatigue et tourment » ("La Montée du Carmel", Livre I chapitre XIII).

    4 – En fait nous vivons toujours « au bord du vide », nous vivons comme en sa présence (effrayante parfois) : le vivant vit au bord de la mort ; le mourant vit ses derniers instants au bord de la vie (la vie éternelle). L’adolescent vit au bord de la vie adulte, l’adulte au bord de la vieillesse. La paix d’un pays est toujours au bord de la haine et de la guerre. On peut continuer : la femme vit « au bord » de l’homme, l’homme « au bord » de la femme ; l’humain « au bord » du divin…Etc.

    Le vide, pour reprendre une jolie expression du philosophe Merleau-Ponty, est le « bord de l’être impliqué en lui ». Et il dit qu’il faut le voir « du coin de l’œil », de l’avoir à l’esprit, il entre comme une part essentielle dans le tissu humain, le tissu de nos vies. Il constitue nos « franges ».

    Voici les mois d’été : occasion magique de « faire le vide » : comme le jour l’est à la dentelle, comme l’espace l’est à la maison, comme la paix des sens l’est à l’expérience religieuse (la mystique). La dentelière de ce jour – merci soit-elle ! – nous invite à évider notre vie : suivons-la !

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    Ça se dispute 24

    Qu’est-ce que « le peuple » ? Suite sans fin

    Deuxième tour des élections régionales et départementales, avec l’élection présidentielle qui s’invite ostensiblement : occasion de poursuivre l’approfondissement de l’un des grands concepts de la vie politique : le peuple (suite à la chronique 22). Cette notion revient avec insistance dans l’encyclique récente de notre pape François, « Tous frères ». Voici ces passages. Ils sont d’une grande valeur

    1 – Le pape François critique un universalisme abstrait dans lequel chacun est tout le monde. Non, chacun est chacun, et s’il y a un monde, c’est celui des « chacuns ». S’il y a des « droits de l’homme », si importants, il y a d’abord des droits des hommes et des personnes particulières et aussi des droits des peuples eux-mêmes toujours particuliers.

    Le pape François critique un modèle de globalisation qui « soigneusement vise une uniformité unidimensionnelle et tente d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité… Cette globalisation détruit la richesse ainsi que la particularité de chaque personne, et de chaque peuple. Ce faux rêve universaliste finit par priver le monde de sa variété colorée, de sa beauté et en définitive de son humanité. En effet, l’avenir n’est pas monochromatique… » (100).

    « La catégorie de peuple, qui intègre une valorisation positive de liens communautaires et culturels, est généralement rejetée par les visions libérales individualistes où la société est considérée comme une simple somme d’intérêts qui coexistent. Elles parlent de respect des libertés, mais sans la racine d’une histoire commune » (163).

    2- Le pape souligne de façon étonnante, la part de « rêve », la part de « mythe » incluses dans la notion de « peuple ». On peut appliquer cela à nos familles ou à d’autres réalisations : quelle part de « rêve » et de « mythe » en elles, dont on n’a pas la totale maîtrise, et qui font « déborder » le réel ? Notre Eglise elle-même, qu’est-ce qui la fait rêver, quel grand « mythe » porte-t-elle ? Il y a du « peuple » dans tous nos groupes, sinon c’est la mort : la vie est en effet un grand rêve, non ?

    « Il est très difficile de projeter quelque chose de grand à long terme si cela ne devient pas un rêve collectif. Tout cela est exprimé par le substantif « peuple  » et par l’adjectif « populaire » (157).

    « Peuple n’est pas une catégorie logique, ni une catégorie mystique, si nous le comprenons dans le sens où tout ce que le peuple fait est bon, ou bien dans un sens où le peuple est une catégorie angélique. Il s’agit d’une catégorie mythique… Vous n’expliquez pas le sens d’appartenance à un peuple. Le terme « peuple » a quelque chose de plus qu’on ne peut pas expliquer de manière logique. Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels… » (158).

    3 – Le pape François, s’inspirant probablement du philosophe Emmanuel Lévinas, attache une grande importance au « visage », pas seulement dans les rencontres particulières, mais dans la vie sociale elle-même aux mille visages !

    « Reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies… (180). « Chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps, il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne. Peuple et personne sont des termes qui s’appellent » (182).

    4 – L’attention à la culture du peuple (ou à la « culture populaire »), est une composante importante de la vie politique. Le pape François intègre de façon très significative, les pauvres dans l’élaboration de la culture populaire, qui n’est surtout pas une « sous-culture ».

    « Mais aucun changement authentique, profond et durable, n’est possible s’il ne se réalise à partir des diverses cultures, principalement celle des pauvres. Un pacte culturel suppose qu’on renonce à comprendre l’identité d’un endroit de manière monolithique et exige qu’on respecte la diversité en ouvrant à celle-ci des voies de promotion et d’intégration sociales » (220).

    5 – Le pape distingue « peuple » et « populisme », celui-ci étant une catégorie dangereuse et pauvre, du fait de son refus de la discussion publique. Les groupes populistes ne sont pas « le vrai peuple ».

    « Les groupes populistes fermés défigurent le terme « peuple », puisqu’en réalité, ce dont il parle n’est pas le vrai peuple. En effet la catégorie de « peuple » est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la mise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi il peut évoluer » (160).

    Qui ne voit, lectrice, lecteur, l’actualité de cet enseignement politique de notre pape : la promotion du « peuple » et la distinction d’avec le populisme ; l’importance de la culture populaire intégrant celle des pauvres ; l’attention à la variété des peuples et au respect de leur visages propres. Votre chroniqueur voudrait bien que la politique, aujourd’hui, ressemblât à cela ! Et votre même chroniqueur a déjà oublié sa résolution de faire bref quand il chronique. Mais promis, tout va changer, le rêve… le mythe…

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    Ça se dispute 23

    Faut-il « réviser sa vie » ?

    L’approche des vacances d’été est un temps favorable à la « révision de vie » (belle expression en usage dans les mouvements d’action catholique). Les diverses équipes au service de la paroisse, les groupes apostoliques, ont coutume de se rencontrer une dernière fois avant les vacances d’été, les prêtres l’ont fait ce vendredi.

    1- Il y va d’une révision non seulement de ses activités, mais de sa vie personnelle, de son « soi ». Ai-je été cohérent avec moi-même ? Ou bien me suis-je dispersé, « dilapidé », devenant un pantin inarticulé ?

    Il y a toujours ce risque de l’emballement des actions… ou bien à l’inverse de l’apathie, de la mélancolia (flirt avec la tristesse), de l’acedia (du goût pour rien), de l’usure de nos sentiments les plus élevés - sujets qui mériteraient bien d’être chroniqués un jour.

    Donc il faut réviser sa vie, et pour un chrétien, le faire sous le regard de Dieu et celui de ses frères dont il partage l’histoire. Mais la manière de le faire se « dispute ». Quelques réflexions :

    2 – Que devons-nous considérer, lorsque nous nous interrogeons sur la cohérence de notre vie ? Notre guide peut être Saint Bernard (1090-1153), grand Abbé du Moyen âge, grand mystique, grand homme d’action, grand tout – une réserve cependant de votre chroniqueur : il fut bien méchant envers Abélard.

    St Bernard invite à une considération « holiste » (le tout, la totalité), de la vie d’un homme engagé dans l’histoire. De façon assez poétique, il demande au « réviseur » de partir de sa position dans l’espace. Pour lui, quatre questions méritent un examen attentif : « toi d’abord, ce qui est au-dessous de toi, ce qui est autour de toi, ce qui est au-dessus de toi ». (De la considération Livre II), Pourquoi ne pas prendre ce programme tout simple pour une révision de vie… qui pourrait accompagner notre réflexion estivale (suggestion ! Cela nous permettrait de ressaisir notre vie dans son unité et sa cohérence.

    Notre pape François insiste justement sur cette unité : l’homme ne peut être sans les autres, il ne peut être sans la terre et les animaux, il ne peut être sans son Dieu, et il ne peut être sans lui-même ! Certains des grands textes de notre pape peuvent être relus (ou lus !) : « Tous frères » (Fratelli tuti), sur la fraternité et l’amitié sociale ; « Loué sois-tu » (Laudato si) sur la sauvegarde de la maison commune et l’écologie ; « La joie et l’allégresse » (Gaudete et exaltate) sur l’appel à la sainteté. Le premier de ces textes considère ce qui est autour de nous, nos frères humains… et aussi les animaux ; le second, ce qui est au-dessous de nous, la nature ; le troisième, ce qui est au-dessus de nous, notre Dieu. Pour faire de tout cela en interaction, un « moi » qui se tienne et qui soit heureux d’être « soi » !

    3 – Que découvrirons-nous ? De belles choses, et de moins belles, forcément. Mais Il faudra tout faire pour que la bonté des choses et de la vie priment absolument, sans discussion (sans dispute). Sinon les révisions de vie tournent à la culpabilité, voire, au désespoir de soi, et elles débilitent la joie d’agir.

    Mais il ne faudra pas toutefois éluder l’ombre et la nuit qui enveloppent aussi nos pauvres destinées. Car il s’agit bien effectivement de destinée (ou « destin », mais ce mot choque certaines personnes). L’homme est aussi un esclave soumis à une sorte de nécessité du mal et de la violence : voir St-Paul et le fameux « péché originel » si important pour nous comprendre sans fard… et qui mériterait une chronique – ajoutant encore aux tourments de votre chroniqueur.

    Toutefois, quelque soit la misère des choses découvertes en révision de vie, celui qui révise sa vie garde absolument cette idée que tout arrive dans l’histoire par la bonté de Dieu d’une part, et par la bonté de l’homme d’autre part ; et qu’arrivent par un vouloir étranger comme un Destin (le diable…) les choses mauvaises et aliénantes. La bonté prime toute considération et donne le ton à une révision de vie, et la rend « tonique »

    Dans une chronique au journal La Croix, le philosophe Martin Steffens – ce qu’il écrit est toujours assez malin -, fait l’éloge de la bonté, en même temps que de la fermeté dans l’histoire d’une vie. Il invite à « tenir bon ». Lisez, c’est formidable :

    « On tient bon comme on tient une promesse, malgré les imprévus ou les contretemps. L’expression « tenir bon », en ajoutant au verbe « tenir », ce monosyllabe puissant et court comme un café italien (« bon », indique ce qu’il y a de positivement bon dans le petit fait quotidien, de ne pas se laisser glisser dans le morne cours des choses. Sous la plume latine de Duns Scot, cet acte de consistance se nomme « firmitas  » (fermeté) » (La Croix, 04 06 21).

    « Tenir bon », c’est tenir pour bonne, la vie, quoiqu’il arrive et qu’il en coûte. La révision de vie devra s’en souvenir.

    Encore une chronique bien longue : un nôtre lecteur s’en plaint et il a raison. Le chroniqueur devra faire révision de vie, avec toute l’humilité qui le caractérise.

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    Ça se dispute 22

    Qu’est-ce que « le peuple » ?

    Ça se dispute en effet ! Des élections en vue, et voilà une ribambelle de sujets à disputer – charitablement, surtout quand il s’agit de politique car on s’énerve vite ! On pourra au moins se mettre d’accord sur les bases communes et essentielles qui inspirent notre vie publique… et nos votes. Les voici.

    1 –
    On a coutume de distinguer plusieurs concepts, et il le faut :
    - L’Etat, qui est un mode institutionnel de gouvernement, un instrument du « vivre ensemble », en somme. Mais qu’un instrument, rien de plus.
    - La nation qui est fondée sur l’histoire commune fédérant certains groupes humains.
    - La république qui est une forme de ce « vivre ensemble », parmi d’autres, et qui consiste à faire de la chose publique (la res publica) la grande affaire et le grand projet de ce groupe, à base de liberté, d’égalité, de fraternité etc.
    - La démocratie enfin, qui fait intervenir une notion précieuse : le peuple. Là, on commence à peiner – c’est le cas de votre chroniqueur en sueur, plaignez-le - pour définir en quoi consiste le peuple, et donc le pouvoir propre à un peuple. Mais si nous n’y arrivons pas, la certitude est là qu’il s’agit de l’essentiel de « la chose politique  ».

    Nous avons une raison supplémentaire quant à nous, de nous y intéresser, puisque notre pape François tient beaucoup à cette catégorie politique. Elle revient plusieurs fois dans son encyclique « Tous frères » (Fratelli tutti) et dans l’ensemble de ses interventions (y compris concrètes !)

    2 –
    Le peuple, c’est le demos athénien du 5e siècle avant Jésus-Christ, vieux comme le temps, et toujours vert, qui a donné au monde le mot « démocratie », le pourvoir exercé par le peuple entier établi souverain. « Le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple » (Abraham Lincoln).

    Le grand philosophe d’inspiration chrétienne, Jacques Maritain, voit le peuple comme étant « la libre et vivante substance du corps politique » : « le peuple est au-dessus de l’État, le peuple n’est par pour l’État, l’État est pour le peuple » (L’homme et l’État).

    Voilà bien la marque propre de l’idée de « peuple » : la substance. Quant à savoir ce qu’est la substance, on va dire que c’est la vie d’un peuple, son génie, son art, sa philosophie, son folklore, sa littérature, ses structures familiales, son économie. L’ensemble de ses « manières ».

    Cela rejoint la superbe pensée de Simone Weil, grande philosophe juive pétrie par sa relation au Christ. Dans son dernier livre, « L’enracinement  », elle dénonce ce que serait une politique de « déracinés », abstraite, désincarnée, sans substance. Elle parle de l’État, dans la situation contemporaine, comme une « chose froide qui ne peut être aimée », une chose qu’ « on est forcé d’aimer parce qu’il n’y a que lui ». Elle parlait encore d’un État « devenu un bien illimité à consommer… une corne d’abondance inépuisable qui distribuait les trésors proportionnellement aux pressions qu’il subissait ». A l’inverse, l’enracinement est quelque chose de charnel, qui prend aux tripes. L’enracinement, c’est la politique « charnelle ».

    La vie politique « hors peuple » est une vie « hors sol ». Si la « culture » particulière de tel groupe humain est laissée de côté (en particulier celle des pauvres), au profit d’un universalisme abstrait (celui qu’on appelle l’universalisme des Lumières, des lumières de la raison), il y a insatisfaction et même injustice. Car il n’y a pas que la raison, mais aussi les affects, les passions, les vertus…Sans la « substance » d’un peuple, Il ne peut y avoir de véritable « amitié politique » (cf, Jacques Maritain et surtout le pape François, « Tous frères »). Attention : l’idée de peuple ne se confond pas avec l’idée de nation, à qui habituellement on confère cette substance.

    3 –
    L’actualité exige que nous soyons attentifs à cette idée de peuple : le populisme est en effet sous nos yeux, ce populisme qui se fonde sur l’idée généreuse et dangereuse que le peuple peut se diriger par lui-même, sans représentativité (Parlement…), sans organisation d’un débat interne, en se dégageant des élites. Il ne faudrait pas que le populisme nous confisque la richesse de la notion de « peuple ».

    Toutefois, que la démocratie honore les justes revendications des populismes est aussi une évidence, en particulier le lien entre les gouvernés et les gouvernants, le lien entre les institutions et la « substance » populaire. Certains sociologues parlent de « peuplecratie  » ! Il faut certainement qu’il y ait plus de « peuple » dans la démocratie ! Ce sont les débats actuels.

    Nous avons fait allusion à la notion de « peuple » développée par le pape François. Une chronique propre s’impose, - même si nous connaissons de multiples souffrances à devoir traiter ces questions. Nous avons une raison supplémentaire, en raison du fait que le pape fait intervenir de façon toute spéciale et convaincante, les pauvres dans la notion de peuple. Il enrichit cette notion. « Tous frères » est un grand, grand, texte : Continuez Saint Père !

    Excuses pour une chronique trop longue. Le chroniqueur chroniquera plus brièvement la prochaine fois, promis.

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    Ça se dispute 21

    Dieu est-il une création des hommes ?

    Ça se dispute en effet – mais cela peut être source de grosses empoignades, et donc un peu de charité chrétienne sera nécessaire.

    Le philosophe Friedrich Nietzsche rencontré à la chronique précédente, a une réponse fort intéressante à cette question de la création humaine des dieux – ce que tout le monde admet, tant cette opinion est généralisée : les dieux n’ont d’existence que celle que les hommes leur aménagent.

    Les jeunes sont tous passés – nous ! - par cette crise redoutable et douloureuse : les dieux ne sont-ils pas inventés par les hommes, et leur existence réelle n’est-elle pas à mettre en doute.

    Dans un aphorisme qu’on trouve dans « Le Gai savoir », Friedrich Nietzsche aborde cette question et sa réponse – complexe évidemment et lumineuse en même temps – oblige qu’on la regarde de près. Voici ce qu’il dit, en forme de dialogue :

    « Dieu nous aime, parce qu’il nous a créés
    - L’homme a créé Dieu, répondez-vous subtils ;
    Et l’homme n’aimerait point ce qu’il créa lui-même ?
    Et pour l’avoir créé, devrait-il le nier ?
    C’est boiteux et fourchu comme le sabot du diable » (Le Gai savoir, aph. 38, p. 30)

    Voilà ce qui se passe :
    - On commence par présenter la thèse classique : Dieu est le Créateur des hommes.
    - On apporte la réplique : non, c’est l’homme qui créé ses dieux.
    - Et Nietzsche répond : pourquoi pas : c’est l’homme qui crée les dieux. Mais pourquoi devrions-nous en conclure que cette création soit fausse ? « Pour l’avoir créée, devrait-il le nier ? » dit-il.

    Le chroniqueur interprète – à ses risques et périls : quel redoutable métier :
    - La conception « classique » peut garder sa valeur : rien n’empêche qu’on reconnaisse l’existence de Dieu et son action bienfaisante envers les hommes – même si cela ne s’impose pas comme une conclusion rationnelle. C’est la position de votre chroniqueur : celui-ci croit ce qu’il a reçu de sa tradition religieuse, que Dieu est le Créateur des hommes, des grosses bêtes et des petites bêtes etc.
    - Mais la conception « moderne » peut être vraie en même temps : à savoir qu’il est bien vrai que les hommes au long des siècles ont fait surgir des religions, qui furent leur œuvre, à eux, humains ; au même titre que la création de leur art, de leurs techniques, de leurs philosophies, de leurs coutumes… C’est la position de votre chroniqueur : il se réjouit avec vous - il l’espère – de la profusion fantastique des religions humaines. Baudelaire pensait que « rien n’est plus beau que les religions ».
    - Conclusion : sous prétexte de création humaine, au nom de quoi devrait-on interdire que cette création des dieux soit vaine ? Il peut se faire que cette créativité tout humaine ait été motivée par l’existence de « vrais dieux », et comme l’expression d’un sentiment authentique d’une vie en présence des dieux. . « Pour l’avoir créé, devrait-il le nier ? » dit Nietzsche. Ben oui !

    Ce raisonnement nietzschéen peut paraître bien cérébral, mais pas tant que çà : il démasque l’idée reçue selon laquelle les religions, sous prétexte qu’elles sont des essais humains de relation avec les dieux, seraient fausses. Rien n’empêche au contraire que le Dieu puisse inspirer l’homme dans sa relation à Dieu. Et même se révéler à lui, comme pour nous, Jésus.

    Il n’y a rien de pire que les idées reçues, non critiquées, non analysées, fainéantes. Votre chroniqueur souhaite qu’un adolescent qui se pose ces questions qui peuvent mettre en cause sa foi, ait la possibilité de rencontrer un maître qui lui montre que cette idée n’est que pure idéologie, et qu’elle ne s’impose absolument pas.

    Merci Friedrich. Ce philosophe a fait une analyse critique du fait religieux qui ne peut être suivie en tout. Mais de ces philosophes qu’on appelle « les philosophes du soupçon », c’est le plus génial, plus que Freud, Feuerbach ou Marx. Tous ont émis des « soupçons » sur la véracité de la religion. Mais les religions continuent leur bonhomme de chemin. Simplement ils ont aidé à creuser la question.

    Que c’est réconfortant de savoir que notre génie religieux humain garde toute sa valeur objective. Ce n’est pas parce que c’est de moi, que cela ne peut pas être de Dieu. Au contraire, Dieu veut cette créativité humaine. Il en fut de même d’ailleurs pour Jésus : tout en recevant son être et sa mission de son Père, il reste qu’il a « inventé » sa vie et sa mission. Sinon, il n’est pas véritablement homme.

    Combien nos nuits seront agréables, suite à une pareille chronique. Finis les cauchemars. La prochaine chronique devra être plus légère cependant. Comme ce dernier aphorisme de notre auteur :

    « Le nez s’avance insolemment.
    Dans le monde, la narine s’enfle –
    C’est pourquoi, rhinocéros sans corne,
    Mon fier petit homme, tu tombes toujours en avant !
    Fierté droite et nez crochu » (Le gai savoir, aph. 58, p. 34).

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    Ça se dispute 20

    Le savoir peut-il être gai ?

    Ça se dispute – dans la bonne humeur cependant !

    C’était la pensée de Friedrich Nietzsche philosophe allemand fameux à l’influence considérable, y compris aujourd’hui (1844-1900). Les recueils posthumes de l’auteur ont été regroupés sous le titre : « Le gai savoir » : un clin d’œil évidemment à « La Bonne Nouvelle » de Jésus. Au tout début de ces Fragments figurent quelques aphorismes qui ne sont pas piqués des hannetons ! Ames sensibles, s’abstenir et attendre une prochaine chronique moins anxiogène ! Souhaitons ne pas nous trouver dans la trajectoire !

    Votre chroniqueur a particulièrement aimé :

    « J’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne en rien et je me ris de tout maître qui n’a pas su rire de lui-même »

    Il avait mis cette inscription au-dessus de sa porte ! Bien vu, Friedrich : sus aux penseurs épris d’eux-mêmes et de leurs géniales pensées, fussent-elles justes ! Et cet autre aphorisme dans la même veine :

    « Que nos vertus aussi sachent d’un pied léger,
    Pareilles aux vers d’Homère, venir et s’en aller »

    Venir et s’en aller, sans attendre le sucre de la récompense et le sentiment de la bonne action : ô que j’ai bien agi, que je suis bien ! De la légèreté ! Et encore :

    « Ne reste pas en pays plat !
    Ne t’avise pas de trop monter !
    Vu à mi-hauteur le monde »
    Offre l’aspect le plus beau ».

    Les philosophes grecs faisaient un grand éloge de la mesure qui n’a rien à voir avec la moyenne. On sait ce que signifie avoir la moyenne à une épreuve de philosophie du Bac ! Quelle frustration, dont on se souvient 58 ans après. Encore :

    « Ils te séduisent, mon style et mon langage ?
    Quoi, tu me suivrais pas à pas ?
    N’aie cure de n’être fidèle qu’à toi-même
    Et tu m’auras suivi – tout doux, tout doux ».

    La fréquentation si précieuse des maîtres ne nous dispense pas de penser par soi-même, ce qui demande parfois un peu d’effort ! Et c’est par là que nous sommes fidèles à nos maîtres.

    « Cru et tendre, fin et grossier,
    Etrange et familier,
    Sordide et pur,
    Des sages et des fous la rencontre,
    Je le suis et le veux être,
    Colombe, serpent et cochon ! »

    Bonne complexité, sainte complexité, priez pour nous !

    « Si tu veux que s’émousse
    L’acuité du regard et du sens,
    Traque le soleil dans l’ombre »

    Éloge de la retraite, du retrait, là où s’élabore une pensée personnelle.

    « Inimitié tout d’une pièce
    Vaut mieux qu’amitié replâtrée »

    Pas de triche chez Nietzsche !

    « J’ai en horreur les âmes bornées ;
    Là nulle bonté ni méchanceté même »

    Aïe, ça fait mal. Il faut arrêter.

    Ces aphorismes et d’autres que votre chroniqueur vous servira une autre fois pour votre joie, font mal en effet ! C’est le but ! Mais non sans rire de nous-mêmes et de nos effroyables limites ! On connaît la béatitude que Jésus a oublié de dire au chapitre 5 de l’Évangile (La Bonne nouvelle : rappel !) de saint Matthieu : « Heureux ceux qui savent rire d’eux-mêmes, ils n’ont pas fini de s’amuser ». Allons donc d’ « un pied léger » sur les chemins de la vie !

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    Ça se dispute 19

    Le sens de l’absurde est-il absurde ?

    Y a-t-il du sens à adopter – ou à subir - une philosophie de l’absurde ? Cela mérite une sévère dispute, une empoignade. Souhaitons d’en sortir indemnes, lectrice, lecteur !

    N’y aurait-il pas une beauté – douloureuse, évidemment, voire tragique – attachée à une existence qui pense ne pouvoir s’appuyer sur rien et de ne rien trouver d’intéressant dans la vie ?

    Ce qui fait que le sentiment de l’absurde de l’existence nous gagne, c’est l’impossible équation entre une immense demande de sens, un immense désir, et le silence du monde : pas de réponses !

    Le représentant le plus intéressant, le plus attachant, le plus poignant aussi, de la philosophie de l’absurde est pour votre chroniqueur, Albert Camus (1913-1960).

    Ce penseur excessivement honnête, on peut le croire sur parole s’il nous dit qu’il n’a pas trouvé de sens. Cela arrive à d’autres et on ne va pas leur reprocher quelque défaut d’intelligence ou de cœur. C’est en effet en fonction du contexte, des influences, de l’itinéraire d’une vie, que les choses s’éclaircissent ou demeurent nocturnes. Qui n’a pas connu des moments où tout se liquéfie, au temps de la jeunesse en particulier ?

    Albert Camus refuse, net, la « solution » religieuse. Car il repousse toute réponse qui viendrait de l’extérieur de l’homme, d’un Dieu par exemple. Il préfère donc la vie douloureuse dans l’absurde aux solutions "cataplasme". Ce qui ne manque pas de courage, sachant par ailleurs que Camus avait un grand respect de la religion et en savait la qualité : « Je ne crois pas en Dieu, disait-il, c’est vrai. Mais je ne suis pas athée pour autant. Je serais même d’accord avec Benjamin Constant pour trouver à l’irréligion quelque chose de vulgaire et de… oui, usé » (dans Le Monde 1956).

    De même il refuse la solution du suicide, qui semblerait logique en raison de cette absence de réponse, mais elle est, elle aussi, une réponse-cataplasme qui vise à supprimer l’absurde.

    Il ne s’agit pas de le supprimer, mais de le vivre. Albert Camus veut en rester à l’absurde, puisque rien d’autre n’est possible. Il pense que conduire sa vie dans ce sentiment de l’absurdité vaut mieux, est plus courageux, plus vrai. Pas de triche chez Albert Camus.

    Il faut dire qu’Albert Camus ne justifie pas son attitude par le recours à un nihilisme ambiant et relativement facile, si marquant en son siècle, et le nôtre. Pour le nihilisme, rien ne vaut (nihil : rien) : ni les valeurs de la vie, ni la beauté du monde, ni les efforts de justice… Il a lu Nietzsche, le champion toute catégorie du nihilisme, chez qui toutes les valeurs venues à être dévaluées, doivent être repensées pour être revécues autrement - ce que le nihilisme ordinaire, délavé, consumériste, ne fait pas l’effort de faire.

    Le sens de l’absurde a conduit Camus à la révolte contre les malheurs de ce monde et la lâcheté humaine (son célèbre livre : La Peste). Camus fut une belle figure de révolté : il a écrit un livre intéressant "L’homme révolté" et il s’est engagé, ô combien, dans les combats de son temps où il a eu des ennemi redoutables. La révolte c’est sa manière à lui de vivre dans l’absurde.

    Ce style d’existence correspond assez bien à l’homme moderne – à nous, lectrice, lecteur ! - avec d’une part ses exigences de sens, de rectitude, d’ardeur de vie, et d’autre part, ses insatisfactions mortifères. Il y a du tragique là-dedans, le même que celui des grandes tragédies grecques ou celles de Racine. Son œuvre théâtrale le montre (Les Justes, Les possédés) et ses romans (L’Étranger, Noces, L’été). L’Étranger qui commence par cette phrase célèbre : « Aujourd’hui maman est morte » !

    Et le tragique est quelque chose de grand, très grand.

    Il a magnifié comme personne la beauté du monde, la beauté de l’Algérie, de sa mer (Les noces de Tipaza), la beauté des êtres, des femmes (Correspondance avec Maria Casarès, Folio poche 2017), la grandeur de l’engagement. Nous sommes loin de l’absurde nihiliste commun !

    Quel honneur à la vie, fût-elle vache !

    Il écrit à Maria Casarès : « Eh oui c’est bien le triste que nous n’arrivons pas à mettre un ordre définitif, une unité bien claire dans ce que nous sommes. Moi, je me suis toujours refusé à l’idée de mourir informe. Et pourtant… Sinon informe, il faudra mourir obscur en soi-même, dispersé – non pas serré comme la forte gerbe d’épis mûrs mais délié et les grains répandus. A moins d’un miracle et que le nouvel homme naisse » (p. 1401).

    Noter la finale ! Quel sublime absurde, non ? Votre chroniqueur doit arrêter sa chronique anormalement longue, car il est au bord du malaise admiratif. Pitié pour lui.

    N.B. On peut « entrer » dans le personnage fascinant d’Albert Camus, par la lecture de son livre « Le premier homme » (Gallimard, Folio-poche 1994), dans lequel il fait revivre son passé, et les personnes de ce passé auxquelles il adresse un véritable chant de gratitude, dont son professeur à Alger, Louis Germain qui, à dix ans, l’avait remarqué et lui donna des leçons gratuites en raison de sa grande pauvreté. Camus lui dédiera son discours à la réception du prix Nobel en 1957.

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    Ça se dispute 18

    La considération vaut-elle une chronique philosophique ?

    La considération vaut-elle une chronique dans la très sérieuse newsletter de la Paroisse St-Pierre et St-Paul ? De plus, n’est-on pas loin de la raison d’être de cette chronique qui est d’ordre philosophique ?

    Pour que le chroniqueur soit sérieux, il faudrait donc que la « considération » soit une notion philosophique. Ouf, c’est le cas. Et quelle notion ! La considération (cum sideris) désigne le fait de regarder quelqu’un ou quelque chose avec la même attention que s’il s’agissait d’une constellation d’étoiles, selon l’étymologie ! Superbe, non ?

    Une philosophe intéressante, Corine Pelluchon qui a beaucoup écrit sur la cause animale, l’écologie et la vulnérabilité humaine, résume la bonne attitude à avoir – à l’égard des animaux, de la terre, des humains – par ce mot de « considération ».

    Avoir de la considération pour un animal par exemple, signifie qu’on le regarde avec attention, et d’une manière respectueuse de son être, prenant en compte son altérité (le fait qu’il soit autre que moi), sans chercher à le ramener à soi, mais en respectant sa liberté souveraine. Cela vaut évidemment pour nos relations avec les humains qui sont « autres » et « eux » ! Mais cela vaut pour les animaux aussi

    Corine Pelluchon montre que cette attitude somme toute délicate, suppose une bonne relation à soi. Elle suppose qu’on se connaissance bien (y compris avec ses limites, dont celle de l’instinct de domination).

    « La considération désigne ce regard paisible sur le monde qui suppose la connaissance de soi et peut ainsi s’étendre au-delà de soi, jusqu’au ciel étoilé, sans projeter sur les autres ses attentes et ses angoisses, ni se dissoudre dans l’adoration d’une totalité imaginaire » (Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, p. 302-303).

    La considération « est requise pour se sentir concerné par ce qui arrive aux autres hommes, aux autres espèces, à la culture… » (p. 306).

    Voilà bien une attitude fondamentale, digne d’un homme, qui a acquis une « conscience élargie » de ce qui l’entoure (qu’ils soient humains, animaux, ou terre), et qui fait partie de son propre être en quelque sorte, qui le constitue comme être humain.

    Encore une surprise ! Une divine surprise ! Il se trouve que Corine a emprunté cette notion à Saint Bernard de Clairvaux soi-même ! Ce qui nous fait descendre aux années 1090-1153 et à un homme éminemment religieux (abbé, saint…). Celui-ci a écrit un petit livre « De la considération », dans lequel il montre qu’elle est l’attitude « juste » à avoir envers le plus bas, le plus proche, le plus haut : « ce qui est au-dessous de toi, autour de toi et au-dessus de toi » (De la considération, p. 48). Appliquons : au-dessous de toi, la terre et les vers de terre ; autour de toi, les animaux et les humains et spécialement les plus fragiles ; au-dessus de toi, Dieu et les saints.

    Une telle notion méritera bien quelques chroniques supplémentaires, « inspirantes » comme toujours !!! (« inspirantes », me partage ces jours-ci une nôtre lectrice – merci soit-elle. Pour l’ego du chroniqueur quelle manne !)

    D’ici là, exercices, exercices qu’il disait : « considérer » comme il convient, notre conjoint, notre chien, notre jardin, la merveilleuse nature qui nous environne en ce printemps, notre voisin, notre meilleur ami et notre pire ennemi…Et en ce triste et douloureux temps de pandémie (100 000 morts), s’exercer à avoir une haute et délicate considération envers les malades du Covid, nos proches fragilisés, les soignants trop sollicités aux limites de leurs forces… et nous-mêmes.

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    Dispute pascale érotique 17

    « Il n’y a pas plus près que de toucher »

    « Il n’y a pas plus près que de toucher » (Charles Péguy). Ça ne se dispute pas vraiment, car il y a accord unanime. Ce qui intrigue, c’est l’importance du toucher dans les récits de la mort et de la résurrection de Jésus : la résurrection que les chrétiens célèbrent en ce dimanche de Pâques.

    Le toucher semble être permis à l’apôtre Thomas : « Avance ton doigt ici et regarde mes mains, avance ta main et enfonce-la dans mon côté… » (Jn 20, 19-29). Remarquer le terme « enfoncer » !

    Le toucher est interdit à Marie-Madeleine : elle veut « prendre » le corps de Jésus qu’elle recherche dans le désarroi. Quand Jésus lui apparaît et se révèle à elle de façon manifeste et si personnelle, elle est probablement prête à le toucher. Mais le Seigneur ressuscité le lui refuse : « Ne me touche pas… » (Jn 20,11-18).

    Il y a aussi l’épisode fameux de l’onction à Béthanie : une femme apportant des parfums, s’introduit dans un repas où Jésus a été invité, et voilà cette extraordinaire scène du toucher : « tout en pleurs aux pieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmes, elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum » (Lc 7,36-50). Jésus accepta cela ! À en perdre sa religion !

    Les mystiques chrétiens furent ravis d’une telle scène et ils ne craignirent pas d’en goûter sans modération la dimension érotique : quel prodigieux amour en effet, entre cet homme et cette femme, qui est signifié par l’audace de toucher d’un côté et l’acceptation de ce toucher d’autre part. Notre sérieux pape émérite Benoît XVI a montré qu’il était tout à fait correct et signifiant de parler de l’amour de Dieu – celui de Dieu pour nous, le nôtre pour lui - comme Eros. Cela vaudra bien un jour quelques chroniques admirables !

    Dans la mystique la plus authentique, on n’a pas craint de considérer le Christ comme l’Epoux, avec, à son égard, un attachement d’amour bien sûr spirituel, mais aussi charnel, sensible, mettant en jeu tous les sens : le toucher ici. On a parlé à ce propos de « sens spirituels » : « spirituels » certes, mais aussi « sens » charnels.

    Charles Péguy (1873-1914), immense philosophe, essayiste, écrivain, mort à la guerre, met en valeur comme personne, le toucher chrétien. Il y a toucher parce qu’il y a eu incarnation : « le Verbe s’est fait chair »… et alors on peut toucher. Entendons-nous, il y a un toucher tout spirituel du précieux corps de Jésus, mais n’empêche qu’il s’agit d’un sens, le sens du toucher. Ce qui fait dire à Péguy qu’ « il n’y a pas plus près que de toucher » (Charles Péguy, Charité de Jeanne d’Arc, p. 389). Par son incarnation joyeuse et son affreuse mort, et aussi par son corps glorieux de ressuscité, « Jésus-Christ est devenu notre frère charnel... » (Porche de la deuxième vertu, Pléiade, p. 589). Péguy parle de son « encharnement » !

    Le toucher est incroyablement mis en honneur lors de la création de l’homme, selon un des tout premiers théologiens chrétiens Tertullien (2e-3e siècle). La beauté de ce texte est à couper le souffle. Votre chroniqueur a de la peine à s’en remettre, soutenez-le, lectrice, lecteur.

    « Puissé-je honorer la chair autant que lui conféra d’honneur Celui qui la fit... Une grande chose était en cause, qui de ce peu de chose s’édifierait : en effet, la chair est autant de fois pénétrée d’honneurs qu’elle pâtit sous la main de Dieu, touchée, pétrie, caressée, ciselée. Considère Dieu tout occupé et dévoué à ce limon, mains, esprit, action, conseil, sagesse, providence. Et d’abord l’affection qui elle-même décidait de ce tracé. En effet, toute pression sur ce limon était une pensée sur le Christ, le Christ, homme à venir, c’est-à-dire limon, le Christ, Verbe fait chair, c’est-à-dire terre... Et Dieu fit l’homme… et il le fit à l’image de Dieu, à savoir du Christ (De res., VI).

    On peut élargir en disant que le sens du toucher – très mis en honneur par Aristote - est essentiel à notre faculté de connaître : pour connaître profondément (une personne, une œuvre, un paysage…) il faut « être touché ». « Ne mérite d’être connu que ce qui nous regarde de si près que cela nous touche » (Greisch, Qui sommes-nous, p. 123). Le peuple chrétien, en ces jours, a le privilège d’être touché par la pâque ! Votre chroniqueur distrait a failli écrire : « touché par la grâce ».

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    Ça se dispute 16

    Se peut-il que l’homme soit à ce point violent ?

    Nous entrons dans la Semaine Sainte, une semaine d’une extrême violence, que les récits évangéliques n’atténuent pas, bien au contraire. Les trahisons, les reniements, les abandons, les coups qui font souffrir et le supplice de la croix qui fait mourir. Sans oublier la violence de la souffrance du héros de ces récits : Jésus crie ! En croix, par deux fois (Mt Mt 27,46.50). Ceux qui ont entendu un malade crier de douleur savent un peu ce que peut être le cri d’un homme. Le cri est proprement in-humain. Même si évidemment il y a les cris de joie…

    Lorsqu’on réfléchit à la vie, la nôtre en premier, celle du monde, il y a de quoi être épouvanté par la violence. Une philosophe comme Hannah Arendt qui a connu les malheurs du peuple juif lors de la Shoah et qui a réfléchi sur le totalitarisme et le caractère particulier de sa violence, n’en revient pas : comment Dieu est-ce possible. Elle oppose le bien et le bonheur inouïs qu’on reçoit du monde, et le malheur abyssal de la violence :

    « D’une part l’étonnement admiratif devant le spectacle qui entoure l’homme et que son corps et son esprit le mettent à même d’apprécier ; d’autre part, la cruelle extrémité qui consiste à être jeté dans un monde dont l’hostilité écrasante, dominée par la peur et que l’homme s’efforce à tout prix de fuir » (Hannah Arendt, La vie de l’esprit, p. 213).

    Le thème de la violence s’impose donc à la réflexion du philosophe. On pourrait dire que la violence est l’incarnation du mal, son résumé. Quand on veut parler du mal, c’est l’image de la violence qui se présente spontanément.

    Une violence qui dépasse et déborde nos meilleurs sentiments et nos meilleures actions. Est-ce au point qu’elle serait inévitable, comme un destin, qu’elle serait dans la nature d’un homme, dans la nature de l’histoire humaine ?

    Commence alors une réflexion qui est longue, inépuisable, jamais close parce que jamais satisfaisante, sur la relation de l’homme à la violence et sur la tendance quasi irrésistible au mal. Comme si c’était dans la nature de l’homme d’être méchant. Le philosophe Hobbes était catégorique : « L’homme est un loup pour l’homme  » (Léviathan)

    La doctrine du péché originel pousse en ce sens, sans y succomber ! Mais enfin, la réalité du mal est bien soulignée, dès les origines de l’humanité, puisqu’on parle d’un «  péché originel » qui marque de sa funeste influence l’ensemble de l’histoire humaine.

    On découvre ainsi que le péché n’est pas que personnel, mais qu’il y a comme le dit la doctrine sociale de l’Église, des « structures de péché », « des structures injustes dont personne n’est nominalement responsable… Les personnes, riches ou pauvres, se trouvent prises, malgré elles ou à leur insu, dans un tourbillon qui dépasse chacun de nous et nous emporte tous dans le mal – ce que la foi chrétienne énonce en termes de « péché originel « de ce poids qui pèse sur chacun de nous, habituellement en dépit de nous-mêmes mais parfois aussi avec notre concours  » (Paul Gilbert, Violence et compassion, p 9).

    Ce péché originel se manifeste au monde dans une flambée de violences. Il est au cœur de tout homme, tapi !

    Cette réflexion longue, lente, sur la violence supposera évidemment de nombreuses chroniques, car il faut que la pensée mûrisse avec notre expérience du monde, nos propres expériences de la vie. Et il ne faut pas « lâcher le morceau » par paresse. Il y a un « devoir de la pensée » quand la violence détruit.

    Bonne Semaine Sainte : il y a un salut !

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    Ça se dispute 15

    La vie est complexe : est-ce un mal ? Ça se dispute !

    Le monde, le nôtre aujourd’hui, c’est bien cela : une cohabitation compliquée entre les bons et les méchants, entre la part de méchanceté chez les bons, et la part de bonté chez les méchants. Sans que celui-ci soit mauvais, il y a du mal dans le monde. C’est l’expérience, souvent épouvantable, de chacun de nous. Nous en souffrons, certains en meurent. Il y a du bon et du mauvais dans le monde et dans ce microcosme qu’est notre propre cœur.

    Il faut réfléchir :

    - La tradition chrétienne – et pas uniquement elle -, rejette tout « dualisme » (des hommes sont tout mauvais, d’autres sont tout bon). C’est pourtant ainsi que nous classons les autres : les bons et les méchants. La vie politique ressemble de plus en plus à la dichotomie « amis – ennemis » : celui qui ne pense pas comme moi est un ennemi qu’il faut vaincre. Les amis parlent aux amis, à l’exclusion des ennemis, sans discussion, sans respect de ce qu’il peut y avoir de bon dans la position d’autrui. Or, c’est plus compliqué que cela, la politique, et mieux !

    - Elle nous demande de rejeter le « fatalisme » : il n’y a pas de fatalité du mal, même si les apparences pourraient nous le faire croire. De même, il n’y a pas d’évidence que le monde soit beau et que nous-mêmes ignorions le mal : c’est plus compliqué ! Le bien et le mal se combattent, mais sans que ni l’un ni l’autre ne remportent la partie de façon définitive. Le combat est constant. L’ivraie et le bon grain !

    - Elle nous demande de vivre au sein de cette « complexité » de vie et de mort. Cela peut s’appeler, une vision « tragique » de l’existence. C’est vrai que la souffrance des innocents est une tragédie (Camus, La Peste) et que l’homme, s’il a du courage, doit se révolter contre ce monde (Camus, L’homme révolté). Nous aimons les tragédies du théâtre ou du cinéma : elles sont le miroir de ce que nous sommes : des hommes aux grands espoirs et aux lâchetés dégradantes. L’apôtre Paul a fait l’aveu public du tragique de son existence, il n’en a pas eu honte. Il dit : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas je le fais…Malheureux homme que je suis... (Rm 7, 18…25).

    Devrons-nous dire que nos tragédies ont quelque chose de grand, de beau, comme les magnifiques tragédies du théâtre grec, qui mettent si bien en évidence le destin des hommes ? Et que les vies sans tragique sont plates, ternes, mineures, parfois minables ?

    Une nôtre lectrice – merci soit-elle -, m’a fait l’éloge du « complexe », le distinguant du « compliqué ». On dit facilement « tout est compliqué » (surtout en ce temps de crise, voir dispute n°8). Mieux vaudrait dire « Tout est complexe ».

    La complexité reconnaît les multiples éléments qu’il faut tenir ensemble. Un exemple qui ne manque pas d’intriguer votre chroniqueur qui se sent bien incapable d’organiser un bouquet : la composition florale que du premier regard on trouve belle, émouvante. Cette beauté lui vient de sa « composition » justement, mariant tels types de fleurs, les disposant avec art et savoir faire). Mais elle ne semble pas « compliquée » puisque tout de suite elle séduit, et qu’elle ne nous paraît pas étrange, qu’elle a une cohérence interne. Votre chroniqueur n’en revient pas de découvrir que ce qui est compliqué à faire pour lui, est en fait une complexité harmonieuse : tout le contraire du compliqué.

    À retenir, lectrices, lecteurs, en matière de relations sociales, de jugements politiques, de relations au sein de nos communautés chrétiennes. Aïe ! Il y a les chrétiens qui pensent comme nous et que l’on fréquente, et les autres qu’on ne cherche pas à rencontrer. Et si la complexité de notre paroisse était une bonne chose ?

    Voilà que votre chroniqueur se met à donner des leçons moralisatrices ! Il est donc temps d’arrêter. Un jour une petite chronique sur la « pensée unique » ou la « pensée binaire » qui, toutes deux, n’ont rien de glorieux, pourra être utile.

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    Ça se dispute 14

    Faut-il cultiver son jardin ?

    La réponse est évidente, surtout à la saison où nous sommes, tandis qu’on s’excite dans les jardins. D’autant que le philosophe bien connu, Voltaire soi-même ( !) a dit qu’il fallait « cultiver son jardin », à la fin de son livre Candide.

    Un nôtre lecteur – merci soit-il – m’a provoqué – amicalement –, me mettant au défi de faire une chronique philosophique sur un tel sujet. Eh bien oui, il y a une grande affinité entre le jardinage et la philosophie. Faut-il aller jusqu’à dire que pour devenir philosophe il faut manier la pelle, le cordeau, le binonchon (très beau nom, le « binochon » ! ) Parlons donc du jardinier philosophe.

    Faut-il rappeler qu’un des très grands philosophes de l’Antiquité, Epicure, réunissait ses disciples dans un jardin : Le « Jardin d’Epicure » ! C’est dans un jardin qu’on causait philosophie : que rêver d’autres lieux ? Cet environnement bien particulier inspira au maître sa doctrine de l’ « épicurisme », mot passé dans le langage commun, synonyme de goût pour les plaisirs de la vie. Il vaudra le coup de chroniquer sur cette doctrine très sérieuse, très exigeante, en fait : qu’est-ce qui rend la vie agréable, qu’est-ce qui la gâche ? Un chrétien peut-il être « épicurien » ? Mais bien sûr que oui ! Il faudra quand même s’expliquer !

    Mais retour au jardin ! Il y a comme un mystère du jardin : pourquoi est-il aussi attractif et désirable ? Il y a aujourd’hui, une nouvelle porte d’entrée dans cette réalité merveilleuse du jardin, c’est la porte de l’écologie. Ne serait-il pas en miniature, ce que devrait être le vaste monde : un monde protégé, préservé, bien respecté, bien habité ? Et le soin qu’on accorde à son jardin ne pourrait-il pas éduquer l’homme au souci du monde global ? Le jardin a l’ambition, en effet, d’être une image du monde.

    Le jardin offre une prise de possession de son environnement par l’être humain. Il y respecte le jaillissement de la vie, en forme de végétaux, d’arbres et de fleurs. S’il domestique cette nature par son travail, le bon jardinier la respecte en cette profusion de vie qu’il ne maîtrise pas. Il y a un miracle de la vie dans les jardins ! Jésus lui-même a été découvert vivant par Marie-Madeleine, dans un jardin, et Adam et Eve se sont « connus » dans le premier jardin du monde !

    Pour ces raisons et dix mille autres, le jardin – qui est un petit enclos cultivé et choyé -, peut être une bonne porte pour respecter le grand enclos de la terre. Sachant que ce « grand enclos » qui nous offre son hospitalité, est mis à mal par les humains. Cela aussi nous vaudra bien une nouvelle chronique ! Le débordement de sujets comme d’habitude ! Que faire ?

    Une bonne citation d’Epicure pour terminer, justement sur la nature que l’homme doit « suivre », sans s’y opposer – thème très épicurien : sequere naturam -. Cette nature qui nous attend dans les jardins :

    « Il ne faut pas faire violence à la nature, mais la persuader ; et nous la persuaderons en satisfaisant les désirs nécessaires, ainsi que les désirs naturels, s’ils ne nous nuisent pas, en rejetant en revanche durement les désirs nuisibles » (sentence 21).

    « Il ne faut pas faire le philosophe, mais philosopher réellement ; car nous n’avons pas besoin d’une apparence de santé, mais de la santé véritable » (sentence 54).
    A bon entendeur salut !

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    Ça se dispute 13

     

    Est-on ridicule et ringard à parler encore de « destin »

     

    La chronique précédente sur l’ordre du monde a pu faire jaser, c’est pourquoi il faut continuer de disputer – charitablement évidemment. En effet, si l’on suit l’ordre du monde et si on lui obéit, qu’en est-il de la liberté ? Notre temps, votre propre esprit, lectrice, lecteur, sont épris de liberté : une liberté comprise comme auto-affirmation de soi. Notre culture contemporaine, c’est la liberté. Malheur à qui touche à la liberté aujourd’hui ! Elle devient une quasi pensée unique.

    Et pourtant rien ne dit que la liberté qui effectivement est autonomie et auto-expression de soi, doive être vécue sans liens, et même sans des liens de dépendance. En ce cas, on fait le choix de dépendre, et la liberté est sauve, enrichie par ses relations aux autres, au monde, à la terre, aux animaux, aux dieux. Une liberté de relations, autrement plus complète qu’une liberté de conquête.

    Cette dépendance peut s’appeler « destin » ! Il faut s’expliquer bien sûr. En tout cas des gens comme les stoïciens antiques, comme Nietzsche, comme Simone Weil, en ont brillamment parlé de cette façon. Cette dernière assimile le destin à la Providence de Dieu elle-même. On le voit, il n’y a pas à avoir peur de cette notion.

    Ceci dit, le destin n’est pas uniquement agréable, loin s’en faut ! Il concerne le plus souvent des vies enfermées dans leurs malheurs et incapables d’en sortir. Mais cela n’existe-t-il pas aussi ? Pourquoi le gommer ? On ne peut pas faire comme si le malheur n’existait pas, et alors, c’est vrai le destin est une grande douleur. Ce destin pourra alors être vécu comme une aliénation de la liberté, comme une liberté en souffrance, une liberté nocturne.

    Simone Weil, cette immense philosophe contemporaine, pétrie de pensée grecque (philosophie, théâtre), a fait sienne cette doctrine du destin, dans la mouvance des stoïciens, mais aussi et peut-être d’abord à la suite de la tradition chrétienne de la Providence divine. Elle dit :

    Je n’ai jamais dérangé, je ne dérangerai jamais l’ordre du monde. Dès lors, qu’importe mon destin ? (O VI**, Cahier IV p. 129).

    L’amor fati (amour du destin) n’est pas à opposer à la liberté. Il en est même la condition, car il établit l’homme dans une liberté d’indifférence chère aux stoïciens antiques.

    « L’ordre du monde doit être aimé parce qu’il est pure obéissance à Dieu. Quoi que cet univers nous accorde ou nous inflige, il le fait exclusivement par obéissance. …De même tout ce qui nous arrive au cours de notre vie, étant amené par l’obéissance totale de cet univers à Dieu, nous met au contact du bien absolu que constitue le vouloir divin ; à ce titre, tout sans exception, joies et douleurs indistinctement, doit être accueilli dans la même attitude intérieure d’amour et de gratitude » (Enracinement, Gallimard, Quarto, p. 1210).

    Cette loi de nécessité est en fait bénéfique pour les hommes, dans la mesure où ce sont les dieux qui la prennent en charge. Cela donne une doctrine de la Providence fort intéressante : les dieux sont favorables et ne veulent pas le malheur des humains. Une grande doctrine de la Providence, c’est-à-dire de la présence des dieux à l’histoire se dégage :

    « Elle aime, la Terre ! Elle aime, la pluie ! Et lui aussi, il aime, le vénérable Ether ! Et le monde aussi aime à produire ce qui doit advenir. Je dis au Monde : J’aime, moi aussi, avec toi. Ne dit-on pas : cela aime à arriver ? (Marc Aurèle, X, 21). Voilà bien toute la doctrine du destin, enclose dans cette expression commune.

    Le grand philosophe allemand, F Nietzsche a repris cette doctrine, à sa manière – bien peu chrétienne ! Mais enfin il lui prête une haute considération.

    « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable encore moins se le dissimuler… mais l’aimer » (Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 10).

    « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : Je veux en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui » (Le Gai Savoir, § 276).

    On le voit, n’y a-t-il pas quelque chose de beau et même de sublime dans cette notion ? Aussi beau et sublime que les tragédies d’Eschyle, toutes en discussion infinie avec le Destin. Belle notion en vérité… pas forcément facile à vivre quand même !

    Pour le confort et la survie du chroniqueur qui sera assailli par vos questions sur la liberté humaine, il faut préciser que cette notion de destin n’empêche absolument pas qu’il faille se soucier du monde qui ne va pas bien, le rendre meilleur qu’il n’est, et engager – surtout dans ses malheurs -, notre liberté avec courage.

    Après une chronique aussi harassante, nous aurons besoin d’une p’tite pause grâce à un sujet qui vous étonnera : un sujet commandé par l’actualité la plus prosaïque, mais vraiment géniale. Evidemment vous voudriez savoir lequel !

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    Ça se dispute 12

    Y a-t-il un ordre du monde ?

    Avec une expression comme celle là – ordre du monde – on serait vite taxé de fasciste : pitié pour votre chroniqueur.

    Et pourtant, on voit l’utilité de respecter l’ordre du monde en matière d’écologie par exemple. Cette notion ne nous est donc pas si étrangère que cela, y compris dans notre modernité. Il y a un ordre, une disposition du monde, des choses de ce monde, des vivants dans ce monde (humains, animaux), des hommes et des dieux, faisant que les événements arrivent comme il faut, quand il faut, à qui sait respecter l’ordre du monde. Même s’il y a le dés-ordre dans le monde, les drames, et même l’hypothèse, carrément d’une destruction du monde par les humains, et donc la fin de ce monde.

    Pourtant la « croyance » en un ordre du monde était presque universelle chez les Grecs anciens. Elle était une attitude naturelle, précieuse pour vivre une vie bonne. Les philosophes stoïciens furent les champions de cette doctrine et ils proposaient des exercices pour éduquer au respect de l’ordre du monde.

    « Le sage stoïcien est le dépositaire de l’ordre du monde ; il sait comment tout « marche », en tous les domaines… L’éthique stoïcienne découle nécessairement de cet optimisme fondamental (1) »l Cette attitude intérieure d’abandon à ce monde qui n’est pas un chaos menaçant, mais une réalité ordonnée, bien arrangée, rejoint les vers du poète :

    « Voir le monde dans un grain de sable
    Le ciel dans une fleur des champs,
    L’infinité dans le creux de la main
    Et l’éternité dans une heure » (W. Blake, cité p. 162).

    « Toutes choses
    Proches ou lointaines
    D’une marnière cachée
    Sont liées les unes aux autres
    Par une puissance immortelle
    En sorte que vous ne pouvez pas cueillir une fleur
    Sans déranger une étoile »
    (Francis Thompson, cité p. 158).

    L’indifférence positive dont la chronique 8 a parlé et qui a fait réagir – Tant mieux ! C’est le but des chroniques « poil à gratter » – se vit sur ce fond d’amour de l’ordre du monde et de sa soumission à lui, pleine de piété religieuse. Il est demandé de ne pas vouloir « davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le mépris, une longue vie qu’une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste… », selon saint Ignace lui-même.

    Pourquoi ? Eh bien évidemment parce qu’il y a un ordre à tout cela, une Providence qui se charge de cet ordre, ordre qui ne relève pas de nous ni de nos désirs pharaoniques, de nos prétentions de conquête du monde…, mais qui relève de l’ordre du monde et même d’une Providence des dieux.

    Cela signifie que le cours de notre vie est ajusté au cours de la vie du monde, qu’ils ne font qu’un, et que la sagesse consiste à ne pas vivre sa vie à contre-courant de celle du monde, de celle du tout (exemple à nouveau, une sagesse de pensée englobant tous les êtres vivants, humains, animaux ; générations présentes et générations futures ; hommes et femmes dans la différence sexuée ; toutes les races ; tous les êtres les plus fragiles (enfants, vieillards) ; toutes les conditions d’existence, les riches, les pauvres, les malades et les humains en bonne santé ; et encore les handicapés, tous les humains autochtones et migrants, toutes les majorités et minorités, etc. Il y a un « ordre » à tout cela : ça ne se dispute pas !

    Par contre ce qui se dispute à l’infini et âprement – pas de violence ni d’emportement dans la conversation : attention lectrice, lecteur : soyons de temps en temps fidèles à nos principes – tourne autour de trois questions :

    quelle part de liberté peut-elle être vécue dans un tel ordre déjà-là, qui s’offre à notre obéissance ?
    L’autre question : n’y a-t-il pas à transformer ce monde devenu un monde de désordre et de mort ? L’action humaine ne peut pas être évacuée sous prétexte d’ordre du monde.

    La troisième : quelle relation entre ce monde ordonné et les dieux ?
    Déjà trois questions sujettes à chroniques ; C’est le débordement ! C’est le délire ! Le chroniqueur est au bord de l’implosion, demandez de ses nouvelles !

    Pour l’heure, la prochaine chronique pourrait porter sur le destin.

    En effet l’ordre du monde peut amener à une vie humaine soumise à un destin dont elle ne pourrait s’arracher. En même temps, n’y a-t-il pas quelque chose de beau et même de sublime dans cette notion ? Belle question que celle du destin, vous allez voir, et qui nous fera rencontrer Simone Weil, chère à votre chroniqueur qui de temps en temps aime à se faire plaisir, certain qu’il fera plaisir à d’autres ! (Ah, que c’est beau, craquant !)

    (1) Lucien Jerphagnon, Les Dieux et les mots, Tallandier, 2004, p. 215.

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    Ça se dispute 11

    Une conversation peut-elle être sérieuse ?

    Il vaut la peine d’amener à la dispute, le sujet de la conversation (déjà abordé à la chronique 10), conversation si essentielle, si civilisationnelle, si expressive des libertés qui s’échangent tout en échangeant des paroles. Pauvre vie quand on n’a plus à qui parler !

    Après l’avoir considérée sous son aspect de figure libre, sans apprêts, sans cadre précis et choisi, mais plutôt la conversation comme elle vient, au gré des rencontres, il faut parler d’une autre forme de la conversation : celle où nous discutons selon des règles que nous nous imposons, sans toutefois, que le caractère plaisant, libre, délié, soit abandonné. Conversation sur toutes les réalités de la vie, sur les sciences et les techniques qui bougent tout le temps, sur la politique – là, sujet délicat ! -, sur la religion – délicat aussi ! -, sur l’amour, les films, les émissions de télé enrichissantes, les livres, si nous aimons lire, un beau tableau, une bonne action, une vie vraie, la nature, le temps, le « moi », et t jusqu’aux « questions-limites » : Dieu, l’âme, l’être, dans la mesure où nous trouvons qu’elles sont « étonnantes » et intéressantes à connaître… Mais cela, en respectant des règles.

    Parmi ces règles, être logique dans ses réflexions, aller jusqu’aux causes des choses, s’interroger sur leur pourquoi, leur mystère, leur valeur, leur actualité, porter un regard critique y compris sur nos propres opinions, en les risquant dans l’échange.

    Alors évidemment, la conversation philosophique s’invite au festin. Votre chroniqueur préféré a la chance d’avoir animé pendant des années à Poitiers et à Niort des conversations à caractère philosophique. Eh oui, ça peut exister !

    Nous réunissant pour échanger sur des sujets qui en valent la peine, en nous aidant de grands penseurs, que cherchons-nous ? L’utilité ? – mais qui croit que la philosophie soit utile ? Briller, - mais on s’aperçoit vite de ses limites, ou les autres vous les rappellent parfois charitablement ! - . Devenir intelligent ? De toute façon tout le monde croit l’être ! L’amitié de la conversation, c’est elle le but ! Magnifique gratuité !

    La philosophie se donne les moyens de la conversation. Pas une conversation de salons, ni un colloque de savants, mais ce qu’on a joie à partager avec d’autres ayant les mêmes centres d’intérêts que nous. On s’aperçoit alors que la conversation aide incroyablement à la compréhension, et surtout au bonheur de penser !

    Pour être encore plus précis, la conversation philosophique fait le choix de fréquenter les grands auteurs, qui continuent encore à marquer notre histoire, en raison de leur grandeur (pensons à Platon, Aristote, Pascal, Descartes… tous illustres, tous indémodables !)

    Ces penseurs, parfois et souvent, nous dépassent ! Mais nous pensons qu’il est profitable de jeter ensemble dans une conversation, les choses savantes, et nos propres choses. Ce dialogue du « savant » d’un côté (tel philosophe prestigieux) et du « curieux » d’antre part (spécialiste de rien, mais ouvert comme un humaniste, c’est-à-dire nous), c’est le fin du fin de la conversation !

    Un philosophe écossais fameux a fait l’éloge de ce type de conversation entre le savant et l’homme ordinaire. Cela évite que les savants jargonnent entre eux, sans contact avec les personnes, et que les gens ordinaire restent toujours « ordinaires. Ce type de conversation était celui des salons aux XVII et XVIIIe siècles souvent animées par les femmes, et Hume en parle d’une belle façon.

    « J’observe avec le plus grand plaisir que les hommes de Lettres de notre temps ont beaucoup perdu de cette timidité et de ce tempérament réservé qui les tenaient éloignés du reste des hommes ; et aussi que les hommes du Monde s’honorent de tirer des livres les sujets les plus agréables de la conversation. Il est à souhaiter que cette entente entre les deux mondes, du savoir et de la conversation…, aille s’améliorant pour leur bénéfice mutuel.

    Ne nous moquons pas trop vite des « conversations de salon » des temps anciens : on y disait certainement du mal de son prochain, mais on échangeait sur la politique, la religion, l’évolution du monde, la condition des femmes…, et on contribuait grandement à l’avenir de la société.

    La philosophe contemporaine Hannah Arendt, quant à elle, fait l’éloge de la conversation :

    « Bien que nous ne puissions pas définir la bonté ou la beauté, la justice ou la piété, et que nous ayons du mal à persuader les hommes sur ces questions, nous devenons plus justes et plus pieux en y réfléchissant et en en discutant » (Hannah Arendt, Penser librement, Payot)

    Moralité, une conversation peut donc être sérieuse, tout en gardant sa fraîcheur de conversation !

    N.B. Faut-il ajouter que la conversation autour du repas – si importante, bien plus que les mets fumants – peut relever de ces deux formes que nous venons de signaler : les amis qui se retrouvent et qui mangent avec appétit ne pensent pas à structurer leurs propos : ils devisent librement, drôlement et enchantent la compagnie. Mais le repas peut être l’objet d’une conversation sérieuse, enrichissante, éclairante sur les choses de la vie, sans qu’elle se prenne au sérieux toutefois – nous sommes en train de manger et de boire, ne l’oublions pas !- Le fin du fin de cette conversation de table est lorsque les générations discutent d’un même sujet, en particulier celle des jeunes. Quand des jeunes se mêlent à la discussion commune facilitée par le repas, c’est la grâce – rare, mais enfin ça peut arriver !

    Ceci vaudrait bien une chronique spéciale, mais d’autres disputes nous attendent, nous pressent, nous oppressent ! Pauvre liberté du chroniqueur.

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    Ça se dispute 10

    La conversation est-elle en danger ? Ça se dispute !

    * Nous sommes immergés dans l’ère numérique : cette immersion appelle réflexion. Les produits médiatiques ne peuvent donner que ce qu’ils sont, à savoir des médiations artificielles. Or la conversation, c’est le direct !

    En effet la conversation, c’est une affaire de « chair » : elle met en branle l’esprit, évidemment, mais non sans la vue, non sans l’écoute, non sans l’ensemble des sens. La vue et la parole sont bien des médiations, mais naturelles. Bien plus, interviennent les sensations diffuses émanant des corps, lorsqu’ils se rencontrent sans médiations aucunes. C’est ce qui fait évidemment le charme d’une conversation réussie.

    Se passer des médiations artificielles, ne va pas sans crainte. Le direct a ses risques : Serai-je bon ? Oserai-je dire ceci ? Supporterai-je qu’on me dise cela ? Si en plus des rapports d’autorité s’en mêlent, ou des conversations avec de grandes et belles personnalités, les risques d’une parole qui ne serait pas à la hauteur, augmentent et la crainte de devoir converser.

    * Or la conversation est en danger. Qu’est devenue la conversation avec son médecin (téléconsultation), avec les commerçants (drive, achats internet), avec son libraire (amazon ! Le péché de votre chroniqueur), dans son entreprise avec les collègues de travail (télétravail, vidéo-conférences). Ces médias aux noms étranges, sortis d’un nouvel univers : WhatsApp ; Skype, Zoom, Streaming, Ebooks… ! Aïe !

    Heureusement, reste, immuable, la conversation chez son coiffeur ! Espérons qu’elle ne sera, celle-là, remplacée par rien. Jusqu’à ce jour, on ne coiffe qu’en direct !

    Qui préserve la conversation, au milieu de ce laminoir de la culture médiatique bavarde, en hors-sol, comme les poulets de nos élevages industriels. Or la conversation c’est du « vivre-ensemble », et pas seulement un échange d’idées, ou de sentiments d’ailleurs : la vie sentimentale a besoin de la médiation de la parole, elle est objet d’une conversation sans fin, tout autant que la vie culturelle.

    Le direct « charnel », fait partie de la texture de notre vie sociale. Cela se vérifie peut-être davantage dans la vie rurale où nous sommes davantage séparés les uns des autres et où le besoin de converser est plus vif. Deux paysans qui se rencontrent au coin d’un champ en descendant de leurs énormes machines, ou bien sur le marché aux bestiaux (là aussi, on est dans l’autrefois, hélas)… ne peuvent pas ne pas engager la conversation ! Quelquefois on n’a pas toujours grand-chose à dire, mais on dit ! Dans la sagesse populaire si intelligente et si philosophe, on dit qu’on « cause pour rien dire » (patois : causa por rin dire !). C’est là la plus belle définition de la conversation ! Et la plus philosophique !

    Cette conversation heureuse, « quand est-elle née et quand les hommes ont-ils été assez humains pour se réunir et se parler les uns les autres, sans fiel, sans aigreur, et qui plus est, sans avoir rien à dire (1) » ?

    « La conversation ce n’est pas toute parole qui sort de la bouche de l’homme… c’est le superflu de la parole humaine, c’est toute parole qui n’est pas proférée par la colère, par l’ambition, par la vanité, par les passions mauvaises ; ce n’est pas un cri, ce n’est pas une menace, ce n’est pas une plainte, ce n’est pas une demande, ce n’est pas une prière ; la conversation est une espèce de murmure capricieux, savant, aimable, caressant, moqueur, poétique, toujours flatteur même dans son sarcasme ; c’est une politesse réciproque que se font les hommes les uns les autres » (idem p. 244).

    * Mais voilà t’y pas que nous parlons de conversation dans cette chronique, tandis que nous sommes astreints au masque ! Quel paradoxe ! Voilà bien une chose embêtante pour converser ! Mais, même là, il est possible de tirer du port des masques, quelque bénéfice pour la conversation. Le philosophe « français » par excellence, notre voisin, René Descartes, avait cette devise : « je m’avance masqué » ! On n’a jamais trop su ce qu’il entendait exactement par là : voulait-il se protéger ? Probablement : protéger sa pensée de toute profanation, de toute condamnation. Il s’agissait pour lui de se faire respecter. La conversation a besoin de protection et de respect.

    Avançons tous masqués, et vous verrez, la conversation n’en sera que plus belle ! Oui, que la conversation reparte, la charnelle, l’amicale ! Vive le masque ! Le chroniqueur devient hystérique, il est temps d’arrêter.

    Non sans révéler qu’il est un autre type de conversation, pas forcément meilleur, pas forcément plus noble -, c’est l’échange sérieux – et détendu, forcément -, sur les réalités de la vie, sur les sciences et les techniques, sur la politique, sur la religion, sur l’amour, sur le cinéma, la musique, les livres… Alors évidemment, la conversation philosophique s’invite au festin. Cela vaudra bien une nouvelle et passionnante chronique !

    (1)-Emmanuel Godo, Histoire de la conversation, PUF, 2003.

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    Ça se dispute 9

    Pause !

    Oui, pourquoi pas une petite pause, après cette série de chroniques normalement faciles ! C’est l’actualité la plus actuelle qui nous incite à le faire.

    Imaginez, lectrice, lecteur, quel fut l’étonnement de votre chroniqueur, son ravissement, sa fierté… quand il ouvrit le dernier numéro de la prestigieuse revue des Etudes (février 2020) tenue par les Jésuites comme il se doit, et quand il découvrit le titre de l’éditorial de Mme Nathalie Sarthou-Lajus – merci à elle – qui est « Vertus de la dispute ». Mais enfin, c’est ce que nous faisons : le titre de nos modestes chroniques n’est-il pas : « ça se dispute. » ! Incroyable non ?

    Voici ce qu’elle écrit et que nous reproduisons avec délectation :

     « Dans une société où les revendications identitaires se multiplient, la notion même de débat semble disparaître. Chacun exprime ses convictions, ses souffrances, au détriment d’un vrai débat où on échangerait idées et arguments. Une violence sociale diffuse exerce sa pression sur les esprits : en renforçant la guerre des identités : les femmes contre les hommes, les jeunes contre les vieux, les noirs contre les blancs, les homosexuels contre les hétérosexuels, les partisans de la laïcité contre les religieux, les catholiques contre les musulmans, etc. »

    Et voilà que notre auteure parle de la fameuse disputatio médiévale ! Lisez :

    « Refuser les compromissions et défendre ses convictions sont des revendications tout à fait légitimes. Mais ne pas pouvoir faire ce travail d’imagination qui consiste à se mettre à la place d’un autre qui ne partage pas son expérience et ses idées, est très problématique, car cela fait partie de l’effort même de penser. Nous manquons de lieux de médiation où il est possible d’organiser publiquement des disputes, dans l’esprit de la disputatio médiévale qui faisait partie de la formation des étudiants….La disputatio oblige à faire l’apprentissage de la conversation avec celui qui ne pense pas comme nous… » Il s’agit d’ « une construction coopérative de la vérité ».

    Donc voilà donc que l’auteure de la prestigieuse revue jésuite des Etudes[1] est sur la même longueur d’onde que nous, quand elle fait référence à la disputatio. Ceci dit, la revue jésuitesque n’a pas repris notre titre barbare : « Ça se dispute » !

    Elle poursuit avec une petite note critique que le chroniqueur n’oserait reprendre à son compte, quoiqu’il en ait grand envie.

     « En milieu chrétien, ces vertus de la dispute sont parfois difficiles à admettre à cause d’une représentation irénique du dialogue et d’une peur des divisions où on laisserait libre cours aux mauvaises passions ».

    Continuons notre chemin de réflexion puisque c’est le bon (celui des Jésuites !). La prochaine chronique marquera la fin de la récréation. Le sujet pourrait bien être « la conversation » puisque, elle aussi, se fait rare, alors qu’elle donne à nos vies beaucoup de qualité, de classe et bien sûr de bonheur.

     
    [1] Très bonne revue mensuelle, proposant une réflexion très fiable sur l’actualité du monde, sur les livres, les films, les expositions.. Abonnez-vous !

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    Ça se dispute 8

    Oh là, « tout est compliqué ! » Ça se dispute !

    On va disant, particulièrement en cette période de pandémie, que « tout est compliqué ». Et c’est vrai : on le voit en économie, dans la scolarité, dans le culte, la vie sociale, la culture… ! Que de soucis et de complications pour notre vie.

    On pourrait se laisser gagner par une pathologie de l’action : subir le poids des choses, perdre par là nos capacités de liberté, de joie, de générosité, parce que « c’est compliqué », et que « ça nous dépasse. »

    On se précipite de plus en plus sur les livres faciles et sur les réseaux, pour recouvrer l’enthousiasme, la joie, le bonheur clé en mains – comme autant de sucres d’orge. Pourquoi ne pas interroger plutôt les maîtres anciens qui se posaient les mêmes questions ? C’est plus sérieux ! (Sans mésestimer les sucres d’orge).

    Les philosophes stoïciens de la Grèce antique apprenaient à leurs disciples à ne pas subir. Ne pas subir… quoiqu’il arrive évidemment : dans l’adversité, les malheurs, les empêchements de toute sorte…- aujourd’hui l’effroyable pandémie.

    Ils enseignaient la doctrine de l’indifférence que nous devons avoir envers les choses qui ne relèvent pas de nous, pour justement, ne pas avoir à les subir – source des malheurs de l’action.

    Pour le philosophe Stobée, par exemple, il y a des biens indifférents, Parmi les biens, « Indifférents sont ceux du genre : vie-mort, gloire-obscurité, peine-plaisir, richesse-pauvreté, maladie-santé, et tout ce qui leur ressemble. » (Stobée, Ve siècle. avt JC).

    C’était bien sûr une façon de ne pas subir, ni la mort, ni l’humiliation, ni la pauvreté, ni la maladie, puisque le philosophe stoïcien considère ces réalités comme indifférentes.

    Celui qui croit que « tout est compliqué » a dans la tête que les choses devraient être autrement qu’elles ne sont, et donc il subit le présent douloureux. Le maître Epictète demande à son disciple :

    « Ne cherche pas à ce que ce qui arrive, arrive comme tu veux,
    mais veuille que ce qui arrive, arrive comme il arrive,
    et le cours de ta vie sera heureux « (Manuel d’Epictète, 8)

    Cette doctrine de l’indifférence positive a été reprise par les maîtres spirituels chrétiens, dont st Ignace de Loyola. Il demande à son « exercitant » (celui qui fait les fameux exercices de st-Ignace) de ne pas vouloir « davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le mépris, une longue vie qu’une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste… » (Exercices, 23).

    Une grande figure contemporaine de la philosophie et de la mystique, comme Simone Weil (1909-1943) a repris cette doctrine de l’indifférence positive de manière magistrale ! Elle écrit :

    « Or, ce qui n’est pas en notre pouvoir est indifférent »

    « L’éducation philosophique consiste à apprendre à vouloir chaque chose comme elle arrive ». (E., II, 14,7).

    Ne pas subir, être libre y compris dans l’adversité, dans l’adversité d’une pandémie par exemple.

    On peut penser que cette philosophie demande beaucoup… beaucoup trop, au point d’en devenir orgueilleuse, inhumaine, ou carrément impraticable, et les personnes qui la pratiquent, présomptueuses. Et pourtant ! Quelle classe ! On est loin des sucres d’orge ! (bien agréables néanmoins).

    Un point d’attention essentiel, pour éviter que le chroniqueur ne se fasse écharper : Il ne s’agit pas de penser : « Qu’importe une pandémie ou pas de pandémie », ce qui anéantirait nos capacités d’action et notre devoir de lutte pour le bien des hommes. Cela est l’indifférence négative, pernicieuse et extrêmement répandue. Mais quand la pandémie est là, qu’est-ce que je fais ? Je subis ou je me comporte en homme libre ? Voilà la vraie question.

    Il y a en arrière fond de cette doctrine de l’indifférence chez les stoïciens et Simone Weil, une conception du monde et de son ordre : « l’ordre du monde », auquel – Aïe ! – il faut obéir… et même aimer : amor fati (amour du destin). – Aïe encore plus ! Que de chroniques nouvelles en vue, lectrice, lecteur, vous n’en avez pas fini.

    PS. Ce sujet « C’est compliqué » m’a été soufflé par une mienne lectrice de cette chronique – merci à elle ! – qui s’est donnée comme règle de langage, de ne plus employer cette expression « C’est compliqué », même si évidemment pour elle comme pour nous, est compliqué ce que nous vivons en ce moment !

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    Ça se dispute 7

    Pourquoi nous aimons philosopher ? Çà se dispute beaucoup

    Nous pourrions ne pas en faire effectivement, mais quelle désolation : Les philosophes se sont interrogés sur ce « départ » de la philosophie (comme on parle d’un « départ de feu », soudain et difficile à éteindre, tellement il est fort).

    Ce qui fait « démarrer » la philosophie, ce sont nos grands « affects » (plus que sentiments, on peut parler de passions positives). Il y en a plusieurs mais le plus important est l’émerveillement.

    Nous devons à Platon cette doctrine qui veut que la philosophie débute par l’émerveillement.

    « Cette attitude, qui consiste à s’émerveiller, est typique du philosophe. La philosophie en effet ne commence pas autrement » (Théetète 155d).

    Il ajoute aussitôt, se servant d’un mythe, comme il a coutume de le faire, que l’émerveillement (thaumazein en grec) -, engendre un savoir digne des dieux. Il y a selon lui quelque chose de divin dans l’émerveillement.

    Le grand philosophe Aristote a traité aussi de ce sujet du commencement de la philosophie : pour lui, c’est l’étonnement.

    « Les hommes ont commencé à philosopher, maintenant comme à l’origine, mus par l’étonnement. » Tel fut le cas des tout premiers philosophes dit Aristote : « Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit. Puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du soleil des étoiles et la genèse de l’univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître son ignorance » (Méta A 982b).

    On peut distinguer l’étonnement d’Aristote et l’émerveillement de Platon. Celui-là est plus ample, plus complet. L’étonnement est plus restreint, il se situe au niveau du problème à résoudre ponctuellement, l’émerveillement au niveau du mystère à recevoir et faire fructifier à l’infini.

    L’étonnement s’arrête quand la solution de ce qui était un problème est trouvée ; l’émerveillement se poursuit et se renouvelle sans cesse, car le mystère qu’il rencontre s’approfondit, se creuse à mesure qu’il se découvre.

    Cette différence entre problème et mystère a été bien étudiée par le philosophe Gabriel Marcel. : Un mystère c’est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se dépasse par là même comme problème » (Etre et avoir, Aubier, p. 250).

    De nombreux auteurs parlent de l’émerveillement, de la gratitude, de l’admiration :

    « Il existe une sorte de gratitude fondamentale pour tout ce qui est comme il est (Hannah Arendt, cité par Elisabeth de Fontenoy, Actes de naissance, Seuil, p. 186)

    « Que soit béni d’exister ce qui existe » (Auden, cité par Hannah Arendt, La vie de l’esprit, PUF, p. 505).

    « Cet étonnement qui vient en réponse (en réponse à ce qui se donne) n’est pas chose que l’homme puisse provoquer de lui-même ; l’étonnement est pathos, on le subit, on n’en prend pas l’initiative ; chez Homère, c’est le dieu qui agit, c’est lui dont l’homme doit supporter l’apparition, qu’il ne peut pas fuir. En d’autres termes, ce qui déclenche l’étonnement des hommes est une chose familière et pourtant normalement invisible, une chose qu’ils sont forcés d’admirer. L’étonnement, point de départ de la pensée, n’est pas le fait d’être intrigué, surpris ou perplexe ; il comporte de l’admiration… Le discours (philosophique) prend alors forme de louange, glorification non pas d’un phénomène particulièrement saisissant, ou de la totalité des choses de l’univers… » (Hannah Arendt, La vie de l’esprit, p. 169).

    L’émerveillement, l’étonnement, l’admiration devant le mystère (qui peut être très douloureux) voilà bien l’objet super-essentiel de la philosophie et qui la déclenche.

    Mais l’émerveillement n’est pas le seul point de départ de la philosophie. Auxquels pensez-vous, lectrice, lecteur ? Envoyez vos réponses ! Autant dire que nous aurons besoin d’une nouvelle chronique, et probablement de beaucoup d’autres !

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    Ça se dispute 6

    Il n’est pas possible qu’on se « dispute »
    à l’occasion de nos vœux de nouvel an !

    Non en effet ! Nous surfons sur la certitude que tout sera bien, et nous formons des vœux pleins de certitude, en faisant mine d’y croire ! Bonne santé ! Elle le sera ! etc. Nous parions sur le temps, naïvement, et nous l’espérons favorable. Et c’est très bien parfois d’être de gros naïfs.

    Mais qu’est-ce qu’un temps favorable ? Les philosophes et notre religion chrétienne ont développé de magnifiques réflexions sur ce sujet. En effet, il y a temps et temps… sans parler des contretemps !

    Il y a d’abord le Kronos des Grecs : c’est le temps chronologique, celui qui segmente en parties égales le déroulement du temps. Dans le Kronos, il n’y a pas de temps supérieur à un autre. C’est le temps de nos horloges : tic tac, tic tac. « Rien de nouveau sous le soleil », disait l’Écclésiaste de notre Bible (à lire ! Passionnant !) On pourrait penser qu’on « tourne en rond » : c’est le temps cyclique qui revient toujours le même au long des siècles. Selon le Kronos, l’année nouvelle sera aussi monotone que l’année précédente : elle ne va faire que passer et nous passerons avec elle. Éventuellement, « nous y passerons » ! (réflexion bête !).

    L‘espérance – celle des vœux de nouvel an, par exemple -, ne nous fait pas sortir par miracle de cette expérience monotone du temps, et ceux qui vivent d’espérance regardent aussi leur montre quand le « temps dure ». Mais elle nous permet de le vivre autrement. C’est le temps du Kairos, tel que les Grecs à nouveau, le désignaient.

    Le Kairos est un temps favorable. Il donne de la qualité au temps, et là, il y a du dissemblable, du nouveau possible, du mieux, un temps n’égale pas un autre, une année est toujours dissemblable. Ce temps favorable, cette sorte d’ « état de grâce » où on excelle avec aisance, est un temps de qualité : cela peut survenir lors d’une belle rencontre, d’une conversation particulièrement réussie, de la lecture d’un grand livre, de la découverte d’un paysage sublime, d’un match de foot parfait. Le Kairos, c’est le temps favorable, celui que nous envions et que nous souhaitons aux autres à l’année nouvelle.

    Dans ce Kairos païen, il y a aussi une part d’astuce : soyons malins et forçons les événements, pour qu’ils nous deviennent favorables. Jésus a même fait l’éloge – choquant pour les belles âmes – de ceux qui se débrouillaient pour que ça aille bien (Lc 16,8)

    Ce temps qualifié du Kairos va être créateur d’histoire, puisqu’il va se passer quelque chose. il y aura des événements heureux (une naissance, des amours…), des événements douloureux (pandémie omniprésente en ce moment). Et alors le temps devient intéressant car il y a de l’histoire dedans, ça vit, on ne s’ennuie pas. Et à partir de là, on peut se raconter des histoires, à perte de vue. Quel bonheur !

    Ce temps du Kairos est très prisé du Nouveau Testament : Dieu sait si le temps de la venue du Christ est magnifié, considéré comme favorable, à saisir dans la foi et l’empressement. Nos calendriers ont fait du Christ la charnière du temps, le divisant en un avant et un après. Tout est différent après, tout est possiblement nouveau. Ce temps favorable, c’est le temps du salut. Avec le Christ, « la fin des temps nous a rejoints » : c’est dire sa qualité.

    La théologie chrétienne, pour ces raisons, demande qu’on soit attentif aux « signes des temps », qu’on soit apte à discerner ce qui est prometteur, par exemple dans les grandes actions des hommes. Ces signes ne sont pas d’emblée à chercher dans la seule vie de l’Église, mais d’abord dans la vie commune des hommes, la vie profane. Par exemple, l’intérêt pour l’écologie aujourd’hui, est immanquablement « un signe des temps ». La faveur de Dieu est là, qui se donne à travers ces belles actions humaines. C’est un Kairos.

    Cela dit, pour repérer ces signes, il faut être attentif : on peut passer à côté, égarés que nous sommes au milieu d’autres centres d’intérêt. Jésus en a fait le reproche aux inintelligents : « Le temps où nous sommes, pourquoi ne savez-vous pas le juger ? » (Luc 12, 56).

    Bonne année « kairotique » ! (bête à nouveau !) et à bientôt pour une nouvelle chronique – tiens : « chronique », « Kronique ! Kronos ! Pourvu qu’elle ne rate pas le Kairos de la vie chatoyante.

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    Ça se dispute 5

    « Un enfant nous est né » : ça se dispute, en philosophie ?

    On peut être surpris de voir traité dans une rubrique philo, un sujet religieux ! L’annonce joyeuse d’Isaïe, 9,6, « Un enfant nous est né », reprise chaque année pour fêter la nativité du Seigneur, n’a-t-elle pas sa place ailleurs ? Dans la religion chrétienne par exemple.

    Et pourtant, une philosophe authentique, qui, de plus, ne se réclame pas du christianisme, reprend ce message et en voit la portée unique, pour l’humanité entière. Hannah Arendt repère ce qui fait qu’au cœur des malheurs du monde, - par exemple, les épreuves épouvantables du siècle dernier (nazisme, stalinisme…), les hommes continuent de croire à la vie, de croire qu’on peut agir malgré tout, qu’on peut espérer pour l’avenir.

    L’histoire repart de façon privilégiée, selon elle, par la naissance. La capacité de créer du nouveau n’est-elle pas, au plus haut point, attachée à la naissance d’un nouvel être ? Elle dit :

    « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine […] la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance.

    Et ce qui est remarquable, pour établir cela, elle en appelle à une phrase de l’Évangile liée au mystère de Noël ! Elle continue en effet :

    « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né » (Condition de l’homme moderne, Œuvres, Gallimard, p. 259).

    À nouveau, dans un autre texte, elle revient sur ce message : « Un enfant nous est né ».

    « Le Messie de Haendel. L’Alleluia doit être exclusivement compris à partir du texte : un enfant nous est né. La profonde vérité de cette partie de la légende du Christ : tout commencement est salut, c’est au commencement, au nom de ce salut que Dieu a créé les hommes dans le monde. Chaque nouvelle naissance est comme une garantie de salut dans le monde, comme une promesse de rédemption pour ceux qui ne sont plus un commencement » (Journal de pensée, Seuil 2005,I, p. 231).

    Le mot de « miracle » est sollicité par elle, pour rendre compte de cette capacité de commencement. Le miracle est érigé au rang d‘une capacité humaine. L’homme est capable de commencer du nouveau : voilà le miracle !

    « Nous trouvons dans ces parties du Nouveau Testament une interprétation extraordinaire de la liberté et particulièrement du pouvoir inhérent à la liberté humaine ; mais la capacité humaine qui correspond à ce pouvoir, qui, selon les mots de l’Évangile, est capable de mouvoir les montagnes, n’est pas la volonté, mais la foi. L’œuvre de la foi, proprement son produit, est ce que les Évangiles appelaient « miracle », un mot qui a de nombreux sens dans le Nouveau Testament et est difficile à comprendre » (La crise de la culture, p. 218, cité par Eslin, p. 218).

    « Tout acte, dans la mesure où il interrompt l’automatisme de la chaîne des probabilités est un « miracle ». Et s’il est vrai que l’action et le commencement sont essentiellement la même chose, il faut en conclure qu’une capacité d’accomplir des miracles compte aussi au nombre des facultés humaines » (Crise de la culture, cité par Eslin, p. 72).

    On peut penser comme une usurpation, l’emprunt des grandes catégories religieuses - comme sont la nativité, la foi, l’espérance, le miracle -, par une philosophe qui ne partage pas la foi chrétienne. On peut au contraire apprécier une largeur d’esprit et une noblesse de pensée, quand elle fait de la naissance de Jésus, un paradigme (modèle) de tout autre commencement. Pensée philosophique de grande classe !

    Si ce que dit Hannah Arendt est vrai, nous voilà renvoyés vigoureusement à notre foi, puisque que selon elle, faire naître est un acte de foi. Notre Dieu a voulu faire naître du sein d’une femme, son propre Fils. Heureux croyants de Noël

    Foi en l’avenir du monde, en la propre destinée de chacun.

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    Ça se dispute 4

    "De la justice ou de l’équité, quelle est la plus importante ?" : Ça se dispute !

    La question est de savoir si on est juste en appliquant la justice. Quelle drôle de réflexion encore ! Majeure, pourtant, aux conséquences décisives pour la qualité de notre style de vie, - ce que nous recherchons à tout prix, n’est-ce pas ? Pour le dire autrement et de manière provocatrice : la justice peut-elle être injuste ? Réponse : Oui. Il lui faut un « plus » pour remplir sa fonction de justice.

    Ce « plus » de la justice qui lui est essentiel si elle ne veut pas être violente, c’est l’équité. Cela mérite explication.

    L’exigence de la justice est de procurer à chacun ce qui lui est dû, selon le principe de l’égalité que le droit établit entre les hommes. Elle doit en ce sens être neutre, voire abstraite, pour ne léser personne. L’idée de justice comporte l’exigence d’établir l’égalité entre les hommes. On dira que les droits de l’homme relèvent de la justice : les mêmes droits pour tous. Mais hélas, elle peut léser les personnes, en raison justement de son abstraction : le « tous », ce sont des « un tel » et « un tel », ce sont « toi », « moi », « lui », « nous ». L’égalité risque de laminer tout cela (même si elle est évidemment préalable).

    L’équité va honorer justement ce souci du particulier, et là, dans les choses particulières, l’égalité ne règne pas. Il y a des différences entre les hommes, on peut s’en plaindre, mais c’est comme ça. Ceci dit, ne rejoint-on pas le charme de la vie des personnes qui ne peuvent être ramenées à un « humain » abstrait, général. Le particulier, c’est la vie, le chatoiement de la vie. ! C’est ainsi qu’ « un tel » aura besoin de « plus », ou d’ « autre chose » que telle autre personne. En fait nous sommes toujours dans le plus et le moins…

    Pour dire cela nous avons nos « classiques » : retour et recours au vieil Aristote à qui nous devons une réflexion impressionnante sur ce sujet de l’équité. Il dit :

    « Celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables et ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits […], mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu’il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable, et cette disposition est l’équité » (V,14 (1137b 34-1138 a3).
    « L’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale » (1137b 11-12).

    Un bon philosophe contemporain, Paul Gilbert, commente : « L équité est la vertu du jugement qui applique une ou des lois générales à un cas particulier en écartant leur rigidité, et en les nuançant en fonction des circonstances » (Gilbert, Violence et compassion, p. 212). « Puisque les singularités humaines sont à chaque fois uniques et incomparables, l’idée d’équité devient fondamentale, essentielle même, pour que la justice, en devenant trop juste, ne se tourne en injustice » (p. 210). « Aujourd’hui on insiste beaucoup sur l’application circonstanciée des normes morales » (p. 195).

    Il faut penser que l’équité relève de l’amitié sociale dont parle le pape François lui qui insiste tant sur le respect des particuliers, tout au long de son encyclique. N’est-ce pas considérer l’autre comme son ami, quand au-delà du dû de la justice, nous lui offrons le « plus » de l’équité : en effet, c’est là que nous le respectons le plus, dans ce qu’il est, lui, en particulier. Nous le respectons mieux que dans l’exercice abstrait de la justice (qui lui-même au demeurant est fondamental).

    Cette notion de l’équité est tellement importante, qu’elle pourrait constituer le principal de la réflexion philosophique sur la réalité, car elle honore le particulier le concret, le vivant…Son affaire, c’est l’universel concret, bien plus intéressant que l’universel abstrait. Ce n’est pas « l’homme » qui a mal, mais c’est Pierre ! Et il pourra falloir faire « plus » pour Pierre que le simple dû.

    Paul Gilbert affirme avec autorité : « Nous devons dire que la structure de l’équité exprime par excellence l’essence de la métaphysique ». L’essence de la philosophie, c’est l’équité. La philosophie contemporaine dit des choses très intéressantes sur ce fameux « plus », le donné, le gracieux, le don.
    Voilà encore du pain sur la planche, lectrice, lecteur ! La « dispute » ça n’a pas de fin, on s’en doutait.

    Cela vaudra donc quelques petites chroniques ! Nous aurons à mettre au clair les « ingrédients » de l’équité. Il faudra parler du don, du pardon, de la compassion, de la sympathie, et de la fraternité si chère à notre pape. Les « ingrédients » de l’équité commandent la qualité de notre amitié sociale et politique.

    Mais comme l’ennui est né de l’uniformité, une série de chroniques prochaines sur un tout autre sujet sera la bienvenue ! Ouf, on respire. Quel sujet ? Attendez lectrice, lecteur, oh la la !

    N.B. Une nouvelle dispute m’a été proposée cette semaine, née de la conversation : « Peut-on encore parler de guerre juste ? » Je la note et j’en attends de nouvelles, innombrables, infinies, de votre part.

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    Ça se dispute 3

    « On ne fait pas de politique avec de l’amitié » : Ça se dispute !

    Ça se dispute, car les uns disent que si on est vraiment amis, tout est déjà justice entre nous : inutile d’élaborer des lois, de réfléchir aux équivalences de la justice : la justice est naturelle aux amis.

    Mais les autres considèrent que ce qui peut à la rigueur valoir pour les relations privées de l’amitié, n’est pas tenable pour les relations publiques à caractère politique. Nous l’avons dit : ce serait indécent de témoigner notre amitié à des personnes envers lesquelles nous serions injustes (la figure du paternalisme est un exemple type).

    La justice devient obligatoire pour préserver l’amitié sociale ou politique. Qui dit justice, dit lois, droits, institutions de jugement (tribunaux), institutions d’application des lois et des droits (Etat), avec même des institutions de coercition (prison…). La justice est essentielle aux relations politiques.

    Le philosophe contemporain Paul Ricoeur a mené une belle réflexion sur les relations longues, qu’il distingue des relations courtes ! Les relations courtes, ce sont les joies des amis qui se retrouvent… Effectivement les institutions paraissent moins s’imposer dans ce cas de figure. On pense spontanément : que viendraient-elles faire là-dedans ? Ce qui est en partie faux : il peut y avoir des abus dans ce type de relations courtes. On en sait quelque chose en ce temps où sont jugés de nombreux abus sexuels ou abus de pouvoir. Merci les institutions de justice !

    Quant aux relations longues, Paul Ricoeur met dans cette catégorie les liens avec autrui, mais médiatisés par des lois, des protocoles… Ces relations ne sont pas directement interpersonnelles, mais ce sont des relations souvent inconscientes héritées de l’histoire commune (une histoire, une langue, une jurisprudence accumulée, un type de droit…), ces relations qui nous constituent sans que souvent même nous ne nous en rendions compte.

    Même si on peut se plaindre de ces relations longues, de la lourdeur des médiations institutionnelles – elles existent -, même si elles semblent éloigner les personnes les unes des autres, elles évitent l’aplatissement des relations immédiates sur elles mêmes, faute du recul des médiations. Paul Ricoeur, encore, l’affirme : « Le rapport à l’autre, fût-ce dans la conversation la plus intime, existe grâce à un fond d’institution » qui garantit la paix des amis, et qui surtout inscrit nos actions les plus personnelles au sein d’une tradition d’actions portée par un ensemble de personnes. Elles assurent aussi l’évaluation et la régulation de nos actions. La relation à l’autre ne peut pas être confinée dans la relation je-tu – sauf peut-être pour les amoureux !

    Il est bon que les relations les plus intimes soient elles-mêmes mises en crise par le devoir de justice. Vive l’autocritique !

    Paul Ricoeur met en synthèse ces trois domaines dans notre action sociale : Il s’agit selon lui de « 1) Viser à la « vie bonne »… 2) avec et pour l’autre… 3) dans des institutions justes ». Les institutions de justice sont bien là au rendez-vous de la vie sociale et politique.

    Il va de soi que l’amitié politique ne peut exister sans le rapport aux institutions qui sont les garantes de la justice et qui veillent à ce qu’autrui soit respecté dans son être et dans ses droits (selon le principe de l’égalité et de l’équité). Les institutions veillent à la qualité de l’amitié sociale et politique.

    Et donc, « on ne fait pas de politique avec de l’amitié » comme le disent les « réalistes » qui ont raison : on ne peut en faire qu’avec de la justice (et de l’équité).

    Cela dit, peut-on néanmoins en faire sans ? Ça se dispute effectivement. La justice – et surtout l’équité – n’appelle-t-elle pas l’amitié ? Dans son encyclique sur la fraternité, notre pape François le pense.

    Tiens : un nouveau mot apparaît : l’équité. C’est quoi ce truc là ? En quoi, elle, plus même que la justice fait-elle appel aux valeurs d’amitié ? Cela vaudra bien une petite chronique !

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    Ça se dispute 2

    L’amitié a-t-elle droit de cité en politique ? Ça se dispute !

    A première vue, il semble que non, celle-ci étant de l’ordre du public, celle-là de l’ordre du privé et de l’intime. Et pourtant, ça se dispute ! Le pape François en fait le titre de son encyclique Tous frères : « Sur la fraternité et l’amitié sociale. » Donc ce n’est pas seulement un enseignement sur la fraternité, comme on a tendance à le dire, mais aussi sur l’amitié, - chose disions-nous, assez nouvelle dans la doctrine sociale de l’Eglise.

    Sur ce sujet de l’amitié politique, une voix étonnante est à entendre – les grandes voix sont toujours précieuses à entendre, car elles sont toujours étonnantes, sinon ce ne sont pas de grandes voix, et alors on perd son temps et mieux vaut faire du vélo - : cette voix est celle d’Aristote. Il écrit sur l’amitié ceci :

    « Nous pensons que l’amitié est le plus grand des biens pour les cités car elle évite au maximum la discorde, et Socrate loue avant tout l’unité de la cité dont il semble bien, à l’en croire, qu’elle est l’œuvre de l’amitié… » (Aristote, Politiques II 5 1262 b).

    « D’autre part, selon toute apparence, même les Cités doivent leur cohésion à l’amitié et les législateurs s’en préoccupent, semble-t-il, plus sérieusement que de la justice. La concorde est en effet quelque chose qui ressemble à l’amitié, selon toute apparence ; or c’est à elle qu’ils visent par-dessus tout et l’insurrection, qui est son ennemie, est ce qu’ils cherchent le plus à bannir (Ethique à Nicomaque, à partir de 1155 a 20).

    « De plus, entre amis, pas besoin de justice ; mais des gens justes éprouvent encore un besoin d’amitié et la justice à son plus haut degré de perfection passe pour être inspirée par l’amitié (Ethique à Nicomaque, à partir de 1155 a 20).

    On le voit, il y a des liens profonds entre l’amitié et la justice et on ne peut pas envisager une société viable, basée sur la seule amitié ! On n’imagine pas un candidat affichant : Mon programme c’est l’amitié ! Très drôle cet homme ! Il faut que la justice soit honorée avec toutes les institutions la garantissant.

    Ce que je retiens tout de même, c’est qu’Aristote met l’amitié au-dessus de la justice, et il la souhaite à l’œuvre dans l’exercice même de la justice.

    Cela veut dire que la politique qui est l‘exercice de la parole et de l’action au service de tous – et donc quelque chose de très sérieux, de très courageux et de très rationnel -, est aussi une question d’ « affect ». Un affect originaire, positif et universel, qui « fait partir » la vie commune (comme on parle d’un départ de feu) : l’affect de l’amitié.

    Les « affects » sont toujours au départ des actions les plus nobles, (et hélas les plus sordides !). Ils sont au départ de l’art, au départ de la vie morale, de l’amour, cela va de soi ! Mais ce qui va moins de soi, c’est qu’un affect comme l’amitié, soit au départ de la vie politique et la fasse « partir » pour son opération propre.

    Ce rappel aristotélicien devrait nous permettre une autocritique de nos comportements politiques et sociaux : si à notre militance, s’ajoutait un peu d’amitié, un peu d’humilité - l’humilité de l’amitié -, cela nous guérirait de beaucoup de nos auto-proclamations, autosuffisances, intolérances, dans nos engagements les meilleurs. L’amitié humaniserait notre engagement. En ce temps de dureté des rapports sociaux, cette leçon ne vaut-elle pas toujours ? Merci grand Aristote ! Continuez de nous étonner !

    D’autres penseurs méritent notre intérêt sur ce sujet de l’amitié politique : ils ont l’avantage d’être nos contemporains –, malgré tout le respect pour vous, cher Aristote (4ème siècle avant JC) - Et si donc on faisait une petite chronique sur un philosophe comme Paul Ricoeur (1913-2005) qui fait droit à des exigences sociales nouvelles, en matière de justice par exemple, sans laquelle l’amitié serait indécente.

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    Ça se dispute 1

    Pourquoi « ça se dispute » ?

    Si on connaît les disputes dans les ménages ou sous les préaux, on ne sait peut-être pas que la « dispute » (disputatio) était, dans les universités médiévales un acte philosophique et théologique important. Disputer d’une chose signifie la questionner, avec véhémence s’il le faut, voir les arguments de ceux qui sont contre, puis ceux qui sont pour, et risquer sa propre réponse. On arrive ainsi à faire advenir la vérité, qui d’emblée n’est pas évidente. Evidence ou pas, il faut faire la vérité : c’est une exigence qui qualifie l’humanité de l’homme. Ce devoir de vérité ne peut pas être accompli seul, sans l’« entre-tien » avec les autres. La disputatio était une recherche de la vérité à plusieurs, d’où son inestimable valeur.

    Nos disputes pourraient tourner autour du thème de la violence. Celle-ci est omniprésente, elle s’affiche partout, mais elle est aussi tapie sournoisement à l’intérieur même de notre esprit, prête à bondir à l’extérieur. On se demande même si elle n’est pas dans notre nature d’homme.

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    N.B. N’oubliez pas : Tout nouveau sujet de dispute sera le bienvenu. Envoyez-le nous ! Il sera l’objet d’une chronique.
    A l’adresse : refletsdeglise@gmail.com



    Contribution de Maurice, vendredi 4 décembre 2020

    La violence n’est-elle pas la marque de notre faiblesse ?

    « Celle-ci (la violence) est omniprésente, elle s’affiche partout, mais elle est aussi tapie sournoisement à l’intérieur même de notre esprit, prête à bondir à l’extérieur. On se demande même si elle n’est pas dans notre nature d’homme. »

    De plus en plus on entend des slogans du genre : « Sans violence, pas d’avancée sociale » ou « pour être entendu, il faut casser »

    Il y a certes ces violences que l’on ‟voit” : les ‟violences policières” ou celles des black blocs qui « s’affiche partout ». Mais n’y a-t-il pas aussi une autre forme de violence ‟invisible” : celle par exemple qu’ont pu subir toutes ces personnes âgées dans nos EHPAD en mourant seuls, loin de la présence, de la tendresse, de l’amour des leurs (qui est tout le contraire ou l’antidote de la violence), en raison de la violence des mesures administratives et/ou sanitaires

    Et que dire des féminicides dont la violence ne peut être imaginée … ? Faudrait-il encore distinguer les violences physiques des violences mentales, spirituelles….
    Ces situations ne traduisent-elles pas au fond une grande faiblesse ?

    N’est-ce pas parce que des responsables (bien intentionnés certes et pour le bien de tous sûrement) se sentaient impuissants face à l’ampleur d’une telle pandémie qu’ils ont pris de telles décisions sur des données et des conseils de scientifiques (violence de la science ? On en reparlera) mais sans l’avis des patients, de leur famille, des soignants… (faiblesse du dialogue !)

    N’est-ce pas parce qu’un homme n’a pu ou su parler (se servir de sa langue), communiquer (se servir de son cœur) avec sa compagne qu’il en est venu à se servir de ses mains… ??? N’y a-t-il pas derrière tout ça une volonté de toute puissance (négative !) ?

    Mais d’où vient donc cette violence ? De « notre nature d’homme » suggère Jacques ? elle serait intrinsèque à notre nature humaine ? (et/ou à notre époque ?). La violence, témoin de notre volonté de toute puissance, serait inscrite dans le cœur de l’homme… ??? (cf la violence du transhumanisme par ex)

    Oui n’est-elle pas aussi « tapie sournoisement à l’intérieur même de notre esprit, prête à bondir à l’extérieur » ? Lorsque je suis dans une situation qui me dépasse, ne suis-je pas tenté de recourir à la violence verbale sinon physique pour affirmer que j’existe…

    La parole, la communication, le dialogue respectueux, qui sont les prémices et certainement indispensables au développement de l’amitié, sont nécessaires au débat politique et à notre vie en société pour ne pas sombrer dans la violence.

    Maurice baron


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