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    Le retard ou le temps composé

    La chronique de Le retard François Cassingena-Trévedy moine de Ligugé,

    à lire aussi dans la revue Etudes, mars 2014

    Comme usager régulier du réseau de la SNCF, je fais couramment
     l’expérience du retard. Il semble en effet que, pour être plus rapides que par le passé, les trains n’en soient pas pour autant plus exacts et que l’on observe même, en ce domaine, un recul sensible, une déficience habitudinaire qui s’explique par les insuffisances croissantes de la maintenance. Indice concret, parmi tant d’autres, de la fragilité colossale de l’édifice économique actuel, comme du vaste trompe-l’œil dans lequel se joue notre vie quotidienne. Pareils embarras proviennent tantôt d’un manque d’alimentation électrique, tantôt du heurt inopiné d’un sanglier, d’un chevreuil, voire d’un simple oiseau, tantôt de la dramatique collision avec quelque désespéré qui s’est jeté sur la voie : événement qui se trouve pudiquement annoncé aux voyageurs comme un « accident de personne » et qui promet au moins deux bonnes heures de retard sur l’horaire initialement prévu. En pareilles circonstances, les passagers prennent en général leur parti du désagrément, mais l’on serait bien en peine de décider si leur édifiante placidité provient de la lassitude que finit par susciter un phénomène devenu si banal, où si elle s’origine, de façon beaucoup moins vertueuse, dans la distraction providentielle que leur procurent la tablette qu’ils ont sous les yeux et les fils qu’ils ont introduits dans leurs oreilles, comme si l’isoloir dont ils ont pris soin de se munir avait amorti en eux l’instinct d’une franche et bien légitime sédition. Confronté, voici quelques semaines, à l’impératif catégorique de patience qu’imposait un retard assez considérable, je me suis trouvé fort aise d’avoir innocemment emporté, avant que de partir, l’excellent hors-série du Figaro consacré à Marcel Proust pour le centième anniversaire de Du côté de chez Swann : le Temps perdu se trouvait, grâce à cette lecture – grâce à l’intemporel bienfait de la lecture –, plus qu’abondamment retrouvé.

    Mais, en pareil contretemps, et si intelligemment occupé que soit le temps soi-disant perdu, il est loisible de prendre les choses avec plus de philosophie encore et de s’élever au dessus de la contrariété tout individuelle que l’on éprouve dès l’abord à voir mis à mal le programme de sa propre journée, pour embrasser d’un regard beaucoup plus large – beaucoup plus fraternel – l’étendue de la modification que le retard accidentel du trafic va entraîner, aujourd’hui même, dans le champ infiniment subtil des opérations, des relations, des affections humaines, autrement dit l’interférence d’innombrables lignes de vie avec les infortunes des chemins de fer. Car je ne saurais demeurer dans la considération navrée de mon agenda dérangé comme dans un compartiment solitaire : à dire vrai, mes compagnons de voyage et moi-même, nous sommes tous « embarqués », au sens pascalien du terme, dans l’aventure du retard qui, plus qu’anecdotique, est métaphysique, dans la condition du retard qui, plus que passagère, est existentielle. À cause de ce sanglier, de ce chevreuil, de cet oiseau, de ce pauvre diable, combien de correspondances ratées, de conférences sans orateur, de visites ajournées, de rendez-vous manqués, d’amours privés de leur chère moitié, de retrouvailles soudain nuancées d’inquiétude et de déception ! Quelle déroute des mots, des baisers, des caresses ! Voilà que, dans un monde qui se targue d’exactitude, le dérangement reprend ses droits et affirme son inéluctable souveraineté. Car tout se passe toujours autrement que l’on avait pensé, cette immaîtrisable différence s’avérant être tout ensemble le ressort de l’humour et celui du tragique. Celui du salut aussi, parfois. Bref, en déconcertant d’innombrables trains de vie, en défigurant la figure escomptée des choses, le retard fait apparaître la contingence extrême de celle-ci et donne à deviner, à l’infini, les autres chemins de fer ou de tendresse qui vont se prendre en ce jour. Car, décidément, elle passe, la figure de ce monde (1 Co 7, 31).

    Mais voilà qu’à la faveur du désagrément accueilli avec impatience, puis assumé avec résignation, une trêve s’établit çà et là, dans la voiture panoramique, parmi les machines à tuer le temps : les langues se délient, les regards se croisent, les vies courantes s’essaient à faire connaissance. À la bonne heure, il restait donc de l’humain dans ce lieu où, à lire sur les visages vagues ou vides, il semblait d’abord que chacun allât son chemin (Is 53, 6). En enrayant les roues aveugles du quotidien, en grippant l’inexorable lisséité de l’ordinaire, le retard a fait un miracle : il a noué la conversation.